TEMPS SUSPENDU / UNTERBROCHENE ZEIT / TEMPO SOSPESO / SUSPENDED TIME

Chronique collective de Photoagora.ch, en images et en textes.
(du 13 mars 2020 au 8 mai 2021). Die kollektive Chronik von Photoagora.ch, in Bild und Text. (13. März 2020 – 8. Mai 2021). Cronaca collettiva di Photoagora.ch, in immagini e testi. (dal 13 marzo 2020 all’ 8 maggio 2021). Photoagora.ch’s collective chronicle, in images and text. (March 13, 2020 – May 8, 2021).

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Ce texte a été rédigé au printemps 2020, lors du premier semi-confinement. Il est, de l’aveu-même de son auteure, toujours malheureusement d’actualité. Il est désormais au sommaire de l’ouvrage collectif «A quoi sert (encore) l’art en temps de crise sanitaire?» qui vient d’être publié sous la direction de Christophe Pittet aux éditions Téraèdre à Paris. Le livre fera l’objet d’un vernissage au Musée Jenisch à Vevey le jeudi 9 septembre 2021 à 18h30. On peut encore, si l’on est abonné, lire le texte sur le site du magazine online Bon pour la tête. Galerie «Temps suspendu» d’Anne Voeffray.

L’art au temps du coronavirus

Par Anne Voeffray, photographe et sociologue

Alors que tous les espaces artistiques institutionnels et privés sont restés longuement clos (musées, galeries), condamnés à nous offrir des séances en solitaire (cinémas) ou rouverts, mais soumis à des mesures humiliantes (théâtres), la question de l’utilité de la création et de la possibilité de diffusion des expressions artistiques au temps du coronavirus se doit d’être posée.

Ce d’autant plus si nos politiques continuent de considérer ce genre de problème sanitaire comme extrêmement grave, cette crise aux conséquences sociales dramatiques peut devenir la première d’une longue série. Dès lors, comment créer un lien avec des personnes masquées, apeurées ou angoissées, alors que l’injonction est à la «distanciation sociale» et comment offrir des espaces de liberté, de rêve, de réflexion commune, quand nos corps et nos esprits sont soumis à l’appel général au «confinement»? Comment se priver des bénéfices de l’art, mis en quarantaine par nos politiques, ce besoin pourtant fondamental pour notre santé physique, psychique et spirituelle, en cette période de crises multiples (des politiques, de l’économie, des liens sociaux, des systèmes de santé privatisés, etc.)?

L’expérience inédite, mais peut-être pas unique —que nous venons de vivre et dont nous tentons de sortir— nous indique de façon aiguë quelques pistes de réflexion quant à l’utilité de l’art tant sur les plans individuel, social, sanitaire et politique:

Durant ce temps hors de tout temps, nous avons assisté à un foisonnement de créations artistiques, en particulier humoristiques (images, dessins, vidéos, etc.), réalisées par des créateurs plus ou moins connus et diffusées «viralement» sur les réseaux sociaux. Rire et tenir la peur à distance. Rire et poser un regard critique sur les aberrations des gouvernés et surtout des gouvernants. Rire et se sentir moins seuls. Rire et rêver d’un autre monde. Les concerts spontanés aux balcons nous ont offert des moments de grâce. Les enfants qui jouaient à nouveau dans les rues et dessinaient à la craie sur le bitume semblent être des images rêvées. Même les oiseaux devenaient plus lyriques dans un ciel non délimité par les traces des avions.

Il serait intéressant d’étudier comment et avec quelles reconfigurations une période de crise aiguë change le rapport entre désir de consommation et nécessité de création artistique. J’aime imaginer que des anonymes, privés des offres culturelles habituelles, se mettent à peindre, à chanter, à cuisiner… La mise entre parenthèses des offres culturelles nous offre un temps retrouvé, celui de l’ennui et peut-être aussi celui de la création.

Quelques initiatives individuelles —«The garden» du photographe Erik Madigan rendant hommage à sa mère morte du Covid— ou collectives —«Temps suspendu», appel à projet lancé par la plateforme pour la photographie en Suisse PHOTOAGORA—, ne suffisent pas à cacher le relatif silence de certains artistes. S’agit-il d’y lire le signe d’une inquiétude face à leur avenir financier et donc créatif? Comment en effet questionner le système, ses choix politiques passés et présents discutables, lorsque celui-ci nous plonge dans la précarité? Je ne parlerai pas ici des artistes institutionnalisés qui ne peuvent se permettre la remise en question de la main qui les nourrit… L’impossible transposition de la danse sur un écran virtuel pose également la question de la nécessité du corps à corps avec le public. Même la photographie a besoin d’un support tactile: avoir envie de toucher une image, être touché par elle. Le Conseil fédéral suisse ayant considéré en effet que les restrictions n’empêchent pas les photographes d’exercer leur métier, comment réaliser des portraits, comme un pas de danse à deux, tout en respectant la «distanciation sociale»? Comment transmettre l’amour de la photographie lors d’ateliers, alors que le collectif est banni?

La créativité en temps de crise de la plupart des politiques culturelles et des institutions muséales devrait être analysée sociologiquement. Comment celles-ci, malgré le soutien financier public dont elles ont continué à bénéficier durant leur fermeture imposée, outre les visites virtuelles, la diffusion en ligne de spectacles et la mise à disposition de certaines archives, ont-elles su réinventer de nouveaux espaces temporaires et virtuels d’exposition, ouverts aux artistes locaux ou au public? L’Institut pour la photographie de Lille a développé un nouveau format de capsules «Une photographie, des regards», qui associe le son aux visuels des expositions d’extraORDINAIRE: une manière didactique originale et inspirante de développer son regard et la lecture critique des images. Le groupe indépendant néerlandais Tussen kunst & Quarantaine a invité les créateurs en herbe à s’inspirer d’œuvres célèbres à l’aide d’objets de leur quotidien créant ainsi une immense et foisonnante banque de données d’autoportraits de confinement sur Instagram. Autre exemple de soutien à la culture, l’initiative privée de La fabrique des regards à Bruxelles a organisé l’exposition Exi(s)t d’une centaine d’images de plus de 50 photographes belges sur les espaces publicitaires culturels désertés pendant la crise, permettant ainsi, outre de visibiliser le travail de ses artistes, de les rapprocher de la population.

Que peut l’art dans la lutte contre le coronavirus? Il peut nous aider à symboliser ce qui peut générer des angoisses. Mettre en image un méchant virus, c’est un peu comme dessiner le fantôme que l’on croit caché sous son lit lorsque l’on est enfant. L’art nous permet de métaboliser sa colère, son deuil à travers quelque chose de créatif, des mots, des notes, des couleurs, des découvertes ou retrouvailles avec un.e auteur.e. Il nous accompagne à nous familiariser avec l’idée selon laquelle, les virus et bactéries, depuis toujours, actuellement et à l’avenir, sont des entités avec lesquelles il va nous falloir cohabiter (David Le Breton). L’art, consommé ou créé, peut nous encourager à oublier un instant notre propre corps, puis de le redéployer dans ce monde mouvant où chacun de nos gestes se trouve gouverné par d’autres (biopolitique, Michel Foucault), afin de se le réapproprier différemment. Il peut nous aider à penser (panser) notre finitude en proposant une mise en lien de notre être avec le cosmos. En nous offrant d’imaginer d’autres possibles, l’art en temps de crise contribue enfin à déciller nos yeux, grâce à la mise en lumière d’aspects philosophico-politiques que l’on ne peut ou ne veut voir en temps «normal», c’est-à-dire dans un temps où l’on n’a pas le temps de voir…

Pour conclure, quelles fragilités socio-politiques et sanitaires se trouvent révélées par cette crise sous le prisme de l’art? La réouverture différée des musées, galeries, librairies —pourtant peu habitués à de grandes affluences, hors vernissages et dédicaces— indique clairement la place hiérarchique que l’on accorde à l’art dans notre société, soit après la grande distribution et les biens de consommation courants… Sans parler de la tentative d’aseptisation des arts de la scène —artistes masqués face à un public disséminé— digne d’un sketch de Fernand Raynaud.

Que dire enfin de l’aide d’urgence accordée aux artistes par les autorités? Amenés à puiser dans leurs réserves financières, s’ils en ont, ils se trouvent souvent réduits à quémander des aides privées ou s’endetter, alors que les milliards pleuvent sur les compagnies d’aviation et autres multinationales. Nourritures du corps versus celles de l’esprit, nos dirigeants semblent omettre le fait pourtant scientifiquement prouvé (voir les 146 pages du rapport de l’OMS sur cette question) que l’art est décidément bon pour la santé!

«Art is a Guaranty of Sanity», Louise Bourgeois

Samedi 27 mars 2021

Le piranha

Une nouvelle de Jean-Luc Borgeat, comédien, metteur en scène et écrivain

Couché sur le ventre pour améliorer ses capacités pulmonaires, vêtu d’une chemise attachée dans le dos, les fesses dénudées, Raymond perçoit une multitude de bruits. Autour de lui, des ombres vont et viennent. De nombreux tuyaux partent de son corps, une sonde entre dans sa gorge. Il n’a pas froid et flotte comme un noyé entre deux eaux. Des images, des textes peuplent son coma; ceux du grand troupeau de Giono, qui narre l’agonie d’un berger, dont une myriade d’éclats d’obus avaient déchiré les chairs. Un médecin-chef y fourrait des drains tout en expliquant à ses étudiants comment procéder pour retaper les blessés et les renvoyer prestement sur les fronts de la Grande Guerre. Du fond de sa nuit, Raymond saisit son fidèle laguiole abandonné sur la table de la cuisine; la veille encore, il tranchait de la viande, du pain et du fromage; les ouvriers qui fabriquaient ces couteaux travaillaient aussi sur le ventre pour épargner leur dos; ils dressaient même des chiens qui se couchaient sur leurs jambes pour les réchauffer au cœur de l’hiver. Une tête masquée — les yeux protégés par des lunettes, les cheveux dissimulés sous un bonnet — se penche vers lui…

Le douze mars 2020, les écrans des smartphones et des tablettes happaient encore les visages de leur propriétaire; les doigts couraient sur les claviers, tandis que les sons infiltraient les cerveaux grâce à des écouteurs enfoncés dans les oreilles, conférant à leur porteur une allure de martien; seuls quelques rebelles tenaient — ici et là — un livre ouvert; leur regard s’élevait de temps en temps pour jeter un œil sur cette masse humaine, agglutinée et silencieuse, à qui les fréquents freinages de la rame du Tsol imprégnaient le mouvement d’une vague venant mourir sur la plage.

Au terminus du Flon, les portes des wagons vomissent ces captifs d’une technologie moderne, qu’ils ne quittent même plus en marchant. La force de l’habitude a gravé dans leurs jambes le trajet qui les conduit à leurs occupations. Des chevaux qui sentent l’écurie.

À deux mois de la retraite, Raymond se laisse emporter par cette multitude au milieu de laquelle il joue le rôle de l’ancêtre; tout à l’heure, à la station Sorge, son léger surpoids l’avait obligé de se serrer contre la vitre, pour permettre à une sculpturale jeune femme de s’asseoir à côté de lui. À plusieurs endroits, les déchirures de son jeans révélaient l’éclat d’une peau satinée. Téméraire, elle avait devancé les premières chaleurs printanières et avait choisi dans sa garde-robe un bustier ajusté de couleur noire, qui rehaussait sa généreuse poitrine, et s’arrêtait juste au-dessus du nombril décoré d’un piercing garni d’une perle. Un très léger boudin de chair débordait sur la ceinture de son pantalon: des poignées d’amour poussées durant l’hiver. De fréquents joggings agrémentés de smoothies minutieusement dosés allaient sûrement vite les résorber. Une mèche de ses cheveux dissimulait une bouche sensuelle dans laquelle elle avait englouti une sucette boule magique, que sa langue déplaçait de gauche à droite, imprégnant à sa joue une forme suggestive; elle accompagnait ces mouvements de bruits de succion, pendant que ses doigts prolongés d’ongles interminables — tous d’une couleur différente — voltigeaient sur l’écran de son téléphone portable avec la rapidité, la précision et le son d’une poule picorant son grain sur le dallage de la cour d’une ferme.

Une fois débarquée du métro, la jeune femme distance Raymond qui la voit disparaître, engloutie parmi les autres scaphandriers. En avance sur son rendez-vous avec son médecin, il s’arrête au P’tit Central, qu’il fréquente depuis vingt-cinq ans, il y prend tous ses repas; l’établissement se situe tout près de la banque où Raymond a débuté comme caissier, avant de passer au département des accréditifs. Des machines ont remplacé les guichetiers, qui finissaient par développer une relation presque amicale avec une faune mêlant tout aussi bien un propriétaire de mines en Afrique du Sud, qu’une stripteaseuse, qui déposait sur son compte le produit des «bouchons» de mousseux commandés par des clients aux mains aventureuses.

En fin d’année, Raymond et ses collègues commençaient la tournée des grands ducs par le P’tit Central; elle se poursuivait autour des chalets de bois, que la ville de Lausanne installait pendant la période des fêtes; ils proposaient une collection de spécialités culinaires, huîtres, raclette, malakoff, foie gras. Tout le personnel des accréditifs dégustait ces délicatesses. Soirées d’entreprises prolongées tard dans la nuit.

Ces souvenirs assaillent Raymond, qui sirote son café tout en lisant le journal; d’alarmantes nouvelles proviennent du nord de l’Italie et de l’Alsace; les deux régions comptabilisent les premiers cas d’une épidémie d’origine chinoise, elle se répand comme une traînée de poudre. «Cela se terminera bien avant d’arriver chez nous. Les nuages empoisonnés de Tchernobyl n’ont jamais franchi nos frontières.» Songe l’employé de banque en refermant le quotidien. Raymond gravit la pente raide de la rue Saint-François; l’apparition des premiers pollens entrave sa respiration, ponctuée d’une petite toux asthmatique. «Georges me prescrira du Ventolin comme au début de chaque printemps.» Murmure-t-il en reprenant son souffle. Depuis sa plus tendre enfance, Raymond développe une allergie aux graminées. Traitement à la cortisone, désensibilisation, homéopathie, tout y est passé, sans grand résultat. Au seuil de la cinquantaine, les symptômes se sont mystérieusement atténués; ne subsiste que ce déficit de capacité respiratoire.

Il appuie sur la sonnette, entre et se fige lorsqu’il aperçoit, debout au comptoir de la réception, la jeune fille assise à côté de lui dans le métro. Dissimulés derrière une stricte blouse blanche, tous ses appâts titillent les phantasmes de Raymond, quand il annonce son rendez-vous. Un sourire malicieux accroché à ses lèvres, elle lui désigne la porte de la salle d’attente, où il s’installe en compagnie de trois autres patients. Georges vient le chercher; les deux hommes se connaissent de longue date. Une sonnerie de téléphone interrompt le début de leur conversation autour de la prochaine retraite de l’employé de banque; le docteur lui indique qu’il doit répondre, et Raymond utilise le temps de l’entretien pour parcourir le bureau de son généraliste. À chacune de ses consultations, il tombe en arrêt devant le poisson aux reflets rouges, empaillé, posé sur son socle de bois; entouré de livres de médecine, il siège sur une étagère, placée à la hauteur des visages des visiteurs. Une lèvre presque inexistante garnit le haut de sa gueule ouverte, tandis qu’une redoutable rangée de dents, affutées comme des lames de rasoir, équipe la mâchoire du bas. De gros yeux envahissent sa tête volumineuse, qui occupe un bon tiers du corps, dont le dos forme une bosse; une petite nageoire caudale complète la silhouette. Sur une plaque de cuivre fixée au support, Raymond lit le nom du spécimen gravé dans le métal: «Piranha, Amazonie, 1975». Georges commente en raccrochant son téléphone.

– Souvenir d’une partie de pêche quand je travaillais pour la Croix rouge en Amérique du Sud.
– Oui, tu me l’as déjà dit, mais je reste chaque fois fasciné.

Surpoids, hypertension, Raymond explique à son médecin que malgré ses efforts, il ne parvient pas à baisser sa pression et perdre une dizaine de kilos. Manger et boire la moitié moins n’y suffisent pas; cela ne contribue qu’à l’isoler socialement s’il refuse un verre ou une invitation à dîner, obligé de se priver pour ne pas succomber à la tentation. Couché sur le côté, Raymond sursaute lorsqu’un gant de plastique claque sur la main de Georges, qui l’enfile pour procéder à un toucher rectal; moment pénible que le patient atténue en pensant à la réceptionniste. Jessica. Elle se nomme Jessica répond Georges, quand son ami lui demande qui elle est. Outre sa fonction de secrétaire médicale, elle travaille comme infirmière; c’est d’ailleurs elle qui va exécuter la prise de sang, une fois que Raymond aura remonté son caleçon; côté prostate tout va bien, ce qui n’étonne pas Raymond, qui a remplacé le Diolinoir, le pinot et le Blaufränkish par des litres de tisane quotidienne. Dans une pièce annexe, Georges le laisse entre les mains de Jessica; précise dans ses gestes, elle place le garrot, trouve la veine à l’angle du bras et annonce d’une voix douce: «attention, je pique». Pendant que le liquide pourpre envahit les trois seringues qui se succèdent, Raymond hume le parfum de fraise qui émane de la jeune femme; il observe son fin visage et son long cou, orné d’un splendide tatouage représentant une tête de loup. L’infirmière sourit et lève ses yeux noirs sur Raymond.

– Dites, vous m’avez bien matée tout à l’heure dans le métro…
– Je… enfin… non… n’allez pas croire…
– Ne vous formalisez pas Monsieur Raymond, ce n’est pas désagréable d’être regardée, c’est même plutôt flatteur, mieux que d’être ignorée, tant que les mains restent dans les poches. Tenez mettez votre doigt sur le pansement et pliez le coude.

À bientôt soixante-cinq ans, Raymond baisse les yeux, un petit garçon pris en faute. À la réception, Jessica lui précise qu’elle l’appellera pour lui communiquer les résultats des analyses, et qu’au besoin le docteur lui fixera un nouveau rendez-vous.

Le vingt mars 2020, tout bascule, les autorités confédérales et cantonales imposent des mesures sanitaires et économiques. Elles invitent tout le monde à rester confiné. Georges téléphone à Raymond; son bilan médical et son âge le placent parmi les personnes à risque; le médecin lui conseille fortement de ne pas quitter son domicile.

Très vite Raymond troque sa tenue de ville contre un pantalon de training et un survêtement à capuche; il se chausse de crocs, arpente son appartement de long en large, diminue la pile de livres promis à une lecture, toujours repoussée; il visionne des séries télévisées et des films. De sa terrasse, il observe le ciel épuré des traînées de condensation laissées par les avions de ligne, scrute la rue vide. De loin en loin, des confinés sortent sur leur balcon pour imposer des concerts, réciter des poèmes; des élans culturels, dont il se passerait volontiers. Une fois par semaine, il s’équipe d’un masque improvisé avec du papier ménage, enfile des gants de cuir et part faire ses courses. Avant de s’endormir, il consulte l’application RTS info, qui dresse le bilan quotidien des gens contaminés et des décès. Rêver de Jessica l’emmène dans des endroits audacieux. Les jours succèdent aux jours; il ne se rase plus, ne se douche que lorsque l’odeur qu’il dégage lui rappelle la pratique nécessaire et urgente d’une hygiène élémentaire.

Le samedi de Pâques onze avril 2020, las du confinement, et pour se redonner du courage, il débouche une bouteille d’un de ses vins favoris, un Amarone della Valpolicella, se verse un verre, qu’il porte amoureusement à ses lèvres. Qu’il aurait apprécié partager cette bouteille avec Jessica! Peut-être même, lui faire découvrir ce nectar… avant d’agripper son petit bourrelet. Le coup de massue ! Il répète son geste et constate l’amère vérité, son odorat a disparu ! Autrefois velouté et fruité, le breuvage ne se goûte pas mieux que l’eau du robinet ! Successivement, Raymond porte à sa bouche une tranche de viande séchée du val d’Hérens, un morceau de fromage de Bagnes, du pain de seigle. Toutes ses saveurs habituellement relevées ne laissent à ses papilles que le souvenir d’une vulgaire baguette de mi-blanc achetée dans une grande surface. Cette nuit-là, une forte fièvre et un violent mal de gorge l’empêchent de dormir. À l’aube, une vilaine toux secoue ses poumons, une migraine enserre son crâne. Il appelle les urgences, qui lui prescrivent d’ingurgiter du Dafalgan, de ne surtout pas sortir de chez lui, et de les recontacter si son état ne s’améliore pas.

Le dimanche de Pâques douze avril 2020, Raymond peine à respirer, il étouffe; paniqué, il téléphone à Georges, qui lui conseille de ne pas fermer la porte de l’appartement; le médecin envoie ensuite une ambulance au domicile de son ami, que les infirmiers retrouvent inanimé sur le carrelage de la cuisine…

Raymond ouvre les yeux, un appareil d’oxygène lui entre dans le nez, couché sur une civière montée sur roulettes, les néons d’un corridor d’hôpital défilent au-dessus de lui, un visage masqué se penche; Raymond distingue une tête de loup tatouée sur le cou. Jessica lui parle doucement.

– Monsieur Raymond, nous allons vous endormir pour vous entuber. Vous serez momentanément dans le coma. Avez-vous quelqu’un à prévenir?

Raymond essaie de tendre sa main pour caresser le loup, mais son esprit bascule dans un abîme, d’où surgit nageant dans sa direction, gueule ouverte, un énorme piranha.

Mercredi 15 avril 2020

«Unterbrochene Zeit»

Von Miryam Abebe, Kuratorin und Gründer der Sichtbar.art-Plattform

Eigentlich wollten viele von uns in dieser Zeit vor Ostern etwas leiser treten. Nun ist es ganz anders und wir werden von einem Virus dazu gezwungen — «temps suspendu»… Das Vorhaben von wegen in diesen Tagen weniger Süsses zu essen, weniger zu rauchen oder gar auf Alkohol zu verzichten wird zunichte gemacht. Im Gespräch mit der Republik sagt die reformierte Pfarrerin Sibylle Forrer aus Kilchberg ZH; dass man die Fastenzeit nur durchhalte, weil man wisse, dass der Osterbrunch warte. Die Corona-Krise werde einiges länger als vierzig Tage dauern, wir seien gerade mal in der Trauerphase. Die Stimmung sei gekippt, die Menschen hätten sich organisiert, sie wüssten wer ihnen beim Einkaufen helfe oder ob sie mit dem Hund raus dürften. Viele hätten sogar eine Art Alltag im Ausnahmezustand erlangt…

Ich bin mir nicht sicher, ob wir wirklich eine Art Alltag gefunden haben, viel mehr denke ich, dass die Angst wie weiter stärker ist… Die Massnahmen, um das Virus zu bekämpfen oder zumindest im Zaun zu halten, hat vielen den Boden unter den Füssen weggezogen, die Angst vor der Zukunft begleitet sie wie ein Schatten… Die Passionszeit — auch Leidenszeit — ist vorbei und das weniger Süsses-essen-wollen, das weniger Rauchen-wollen, das kein Alkohol-trinken-wollen ist längst vorbei. All diese Dinge haben wir uns vorgenommen als wir sorglos waren und das Leben an uns vorbei raste und wir uns damit etwas Ruhe gönnen wollten. All diese Vorhaben haben wir über den Haufen geworfen — ein kleines Tröpfchen kam und hat alles geändert.

Wir sind andere Menschen geworden und kaufen mehr Klo-Papier und Pasta, legen uns einen Vorrat an. Früher haben wir deswegen über unsere Eltern und Grosseltern gelacht, heute tun wir dasselbe… Damit wir diese unwirkliche Zeit überstehen, bringt uns unser Weinhändler des Vertrauens die köstlichen Tropfen nach Hause. Damit auch unser Weinhändler diese Zeit überlebt, gibt er uns Rabatte… Unser Lieblingsrestaurant bietet plötzlich Take away an, der Dorfladen ein Homelieferservice und im Hofladen des Bauern in der Nähe hat es mehr Menschen als im Einkaufszentrum. Es wird überall nach Lösungen gesucht, dennoch fehlt es an Unterstützung für Freelancer, denen alle Aufträge weggebrochen sind, das Einkommen, die Lebensgrundlage wurde ihnen von einem Tag auf den anderen entzogen…

Christian Scheidegger macht es mit dem Bild der geschlossenen Bar in Luzern deutlich — wie oft sind wir nach der Arbeit mit dem Bürokollegen ein Bier trinken, mit der Freundin auf dem Nach-Hause-Weg ins Apéro und sind hängen geblieben oder in unser Lieblingsrestaurant weiter gezogen? Und jetzt? Wir trinken das Glas Wein oder Prosecco alleine oder zu zweit zu Hause… Vielleicht möchten wir es im Versteckten tun und verbergen? Vielleicht sieht die kaum bekannte Nachbarin den Schatten von zwei Gläsern wie es Leila Ricci eingefangen hat…

Wir wollten schon lange mehr im Homeoffice arbeiten, weil es bequem ist — und jetzt? Jetzt sind wir dazu gezwungen und stellen fest, dass es auch hier Strukturen braucht, die nicht von heute auf morgen kommen. Wer es nicht schon geübt hat, der verzweifelt, weil die Strukturen und die Routine fehlt oder weil (noch) nicht alle Anwendungen funktionieren. Es ist nicht nur das Homeoffice, sondern auch das Homeschooling… Guillaume Perret zeigt uns wie es möglicherweise in vielen Familien aussieht…

Die von Cédric W. Marsens leeren Strassen in unseren Städten mögen eine gewisse Romantik ausstrahlen, aber wenn wir ehrlich sind wünschen wir uns die überfüllten Bars, die vollen Strassen und Uferpromenaden zurück… Wir möchten uns frei bewegen und unsere Angehörigen und Freundinnen oder unsere neue Liebe besuchen — unmöglich, die Grenzen sind geschlossen. Roland Schmid hat genau solche (Grenz)Momente festgehalten.

Mittwoch, 15. April 2020

«Photographier un rien, ce n’est pas rien photographier»

A propos des premières photographies publiées dans la galerie «Temps suspendu»

Par Christophe Fovanna, journaliste

La radio marche. Elle marche tout le temps et je m’en nourris plus que jamais. Et puis, soudain, au milieu de la surabondance de nouvelles à propos de la pandémie, une chanson et ce couplet : «Mieux vaut n’penser à rien / Que n’pas penser du tout / Rien c’est déjà / Rien c’est déjà beaucoup / On se souvient de rien / Et puisqu’on oublie tout / Rien c’est bien mieux / Rien c’est bien mieux que tout.»

L’écoute de «Ces petits riens» de Gainsbourg a provoqué un déclic dans ma tête. J’ai pensé à tous ces photographes, désormais confinés, et confrontés à cette interrogation inédite posée à leur regard: que photographier quand il semble n’y avoir plus rien à photographier? L’évidence voudrait qu’on réponde d’emblée, pour rester dans l’esprit de la chanson, qu’il suffit simplement de photographier le rien! Mais ce n’est pas si simple à mes yeux…

C’est que dans mon esprit trotte cette phrase lue dans «La Chambre claire» de Roland Barthes, et qui réglait son sort aux photographies «sans acuité particulière»  qui ne véhiculent que ce qu’il nomme du studium: «Dans un premier temps, la Photographie, pour surprendre, photographie le notable; mais bientôt, par un renversement connu, elle décrète notable ce qu’elle photographie. Le n’importe quoi devient alors le comble sophistiqué de la valeur.» Voilà qui force à se demander qu’est-ce qui peut bien rester «notable» quand il ne reste à photographier que des riens? Telle était désormais pour moi la bonne question à poser. Et je me demandais bien quelles réponses pourraient me donner les photographes. D’autant qu’être autant à ne photographier qu’un seul et même sujet pouvait faire craindre de la redondance…

Crainte vite dissipée. Dès que les premières images du confinement sont apparues sur les réseaux sociaux, j’ai immédiatement constaté que le regard se nourrit sans problème d’un rien. Bien entendu, le temps qui passe, le vide, la famille, les fleurs dans le vase sur la table, les rues ou les rayons vides et les gens masqués sont devenus des thèmes récurrents. Ce n’est donc pas l’originalité des sujets photographiés sur quoi il faut s’arrêter, mais bien sur ce petit quelque chose d’indéfinissable qui fait que, par exemple, le regard porté aujourd’hui sur son plat de spaghetti n’est plus le même que celui qu’on portait avant et dont un réseau comme Facebook est surabreuvé.

La série proposée par Xavier Voirol, en est un magnifique exemple. Celle-ci se développe en une suite de diptyques en noir et blanc dans laquelle la notion de «ligne» devient la question centrale. Car celle-ci délimite des espaces opposés — dedans/dehors, ombre/lumière, ici/ailleurs, zone autorisée/zone interdite, intériorité/extériorité, public/privé — qui sont, dans le confinement, désormais les seuls par rapport auxquels on peut s’orienter. Du coup, l’ombre des choses, ou sa propre ombre, prennent une dimension aussi importante que les choses elles-mêmes ou soi-même. Le travail de Xavier Voirol nous fait sentir, en l’exacerbant par l’image, que le temps présent a pris une place disproportionnée, au point de réduire le temps futur à un «Tout ira bien» auquel il n’est pas si aisé de croire.

Le temps… Intrinsèque à la photographie, il devient visible dans toutes les images présentées dans notre galerie. C’est qu’il est devenu difficile, dans le confinement, d’imaginer avoir du temps «libre»! Nos rythmes quotidiens sont chamboulés et le temps semble plus long, plus lent, plus épais, plus chargé d’émotions, de sentiments ou de sensations diverses. La série de Jean-Claude Péclet en témoigne. Elle est constituée de seize images de l’immeuble qu’il voit depuis une fenêtre de son appartement, prises à seize moments différents d’un cycle de 24 heures. Ce n’est cependant pas le temps qui passe qui est représenté ici, mais bien l’angoisse qu’il transporte ou qui le sous-tend, comme nous l’indique la citation du «Hamlet» de Shakespeare en exergue de la série: «Ô Dieu! je pourrais être enfermé dans une coquille de noix, et me regarder comme le roi d’un espace infini, n’était que j’ai de mauvais rêves.» L’image intitulée «L’attente», d’Olivier Laffely, ou «Deux semaines chez nous, entre le 13 et le 28 mars 2020» de Sylvain Chabloz réfléchissent à leur manière sur la nouvelle densité des temps que nous traversons, le premier la ressentant plutôt comme un «plein» d’ espérance (symbolisé par la fenêtre lumineuse en arrière plan), le second la montrant plutôt comme un «vide», les objets représentés dans sa série de quatre photographies semblant abandonnés.

Les photoreporters, bien entendu, ne manquent pas de témoigner du confinement. En portant leur regard vers le singulier de la situation: les règles de «distance sociale» et les bistrots fermés (Romano P. Riedo), les rues presques vides où l’on croise des citoyens portant un masque — lequel, pour certains, devient un objet de mode — (Patrick Gilliéron Lopréno), les véhicules sanitaires de l’armée réquisitionnés (Jean-Guy Python). Ils regardent la vérité «en face», pourrait-on dire, quand d’autres la regardent «à travers le miroir», tels Dominique Hugon ou Olivier Lovey, comme une méditation sur leur propre regard.

Être confiné, finalement, oblige à reconsidérer trois «banalités» de la vie quotidienne que la situation inédite que nous traversons tous transfigure. La première, c’est notre espace de vie. Et dans celui-ci, entre autres exemples, les cages d’escalier de nos immeubles. Bien que toutes un peu les mêmes, elle ne sont désormais plus réduites à ce non-lieu de transition entre chez soi et dehors. Elles se transforment en salle de sport (Charly Schwarz) ou en rêverie empreinte de mélancolie (Charlotte Aeb).

La seconde est la Nature, dont l’humanité ne fait pas grand cas, et qui apparaît désormais plus fragile et plus importante que jamais. L’absence de traces d’avion dans le ciel du paysage réalisé par Romano P. Riedo est ce signe que nous percevons tous d’une Terre qui respire mieux de nous voir moins l’arpenter sans respect. Quant à Nicole Chuard, elle légende «Confinement (versus nature) = protection» un paysage de campagne en noir et blanc, et nous emmène en balade, grâce à un cyanotype narratif (trois bandes de négatifs dans lesquelles les images se chevauchent et se déroulent comme dans un petit film), sur un chemin de campagne dont on hésite à penser qu’il n’est plus qu’un souvenir perdu, tant émane de mélancolie de cette suite d’images.

La troisième «banalité» qui vole en éclats sous le joug du confinement, c’est la famille. Car elle prend désormais toute la place, ne laissant à plus personne d’échappatoire. Le bureau, l’école, le bistrot du coin, tous ces lieux où chacun peut «vivre sa vie» se retrouvent agglomérés sous un seul toit. Tout s’empiète, se chevauche et s’emmêle, créant des dynamiques nouvelles par lesquelles il faut réinventer une forme de cohabitation. Le photographe Guillaume Perret s’empare de cette nouvelle donne pour nous livrer une superbe série de «Fragments de vie durant un confinement familial». Sa maison s’est transformée en un «champ de bataille où l’imaginaire enfantin se dispute au surréalisme ambiant». Et ses images sont présentées comme «des fictions mises en place pour conjurer les peurs». Ce travail inventif, tout empreint de poésie, et d’une légèreté frangée de gravité, a une vertu cathartique. On y voit qu’un retour à une perception enfantine du monde et de la vie quotidienne donne une valeur inestimable à ces «petits riens» dont on se demandait bien ce qu’on allait pouvoir en faire…

Samedi 4 avril 2020

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Alex Simha

Andreas Vögeli

Anna Halm Schudel

Anne Voeffray

Annick Mottier Monod

Audrey Piguet

Bettina Jacot-Descombes

Carla da Silva

Caroline Mohnke

Catherine Gfeller

Catherine Prélaz

Cédric W. Marsens

Charlotte a.e.b

Charly Schwarz

Christian H. Hildebrand

Christian Scheidegger

Christine Ritter

Christoph Linsi

Christophe Fovanna

Daniel Desborough

David Marchon

Denis Corminboeuf

Dominique Hugon

Florian Nidecker

François Graf

Franz Häusler

Gianluca Grossi

Guillaume Perret

Iris Corinne Ritter

Ivo Fovanna

Jean-Claude Péclet

Jean-Guy Python

Jean-Luc Gyger

Jessy Marchetti

Joana Abriel

Leila Ricci

Lekha Gabbarini-Diacon

Marcel Steiner

Marcol

Matteo Aroldi

Mercedes Riedy

Michel Bertholet

Nicole Chuard

Nora Teylouni

Oliver Schneebeli

Olivier Lovey

Olivier Laffely

Patrick Gilliéron Lopreno

Philippe Pache

Resy Canonica

Roland Schmid

Romano P. Riedo

Sarah Carp

Stéphane Eursels

Sylvain Chabloz

Vivian Olmi

Xavier Voirol

Zoé Jobin

Presse

Un rendez-vous virtuel pour les photographes suisses.
Lancée à l’initiative de Christophe Fovanna, la plateforme internet Photoagora vient de fêter sa première année d’existence… avec des images de confinement.
Journal 24 Heures – 11 mai 2020

Que montrent les photographes lorsquʹils sont confinés ? Christophe Fovanna l’idéateur du site photoagora.ch a ouvert une section consacrée à la photographie en période de pandémie. Intérieurs pleins de vie, extérieurs déserts, et entre les deux des recherches esthétiques foisonnantes. Une chronique de Pierre Philippe Cadert.
Radio Suisse Romande RTS 1 – émission « Vertigo » – 8 mai 2020

Photoagora – Fotografie jenseits und diesseits des Röstigrabens
Corona.photo – 4 mai 2020

Tempo sospeso
Faccia da Reporter – 18 avril 2020

Bilder zur aktuellen Situation
42mm.ch – 9 avril 2020

Photoagora.ch: Kulturseite wird zur Lesergalerie
Fotointern.ch – 4 avril 2020

Photoagora.ch: Call for Photographers from Switzerland
Spectrum – Photography in Switzerland – 29 mars 2020