L’appareil

Introduction
Par Christophe Fovanna, journaliste

«L’appareil», de Jacques Roman, est un texte qui a pour moi une valeur particulière, en ce sens qu’il m’est adressé. Cette dédicace, je le sais, est sous le signe de notre amitié de longue date. Laquelle est née en partie de notre intérêt commun pour la photographie. Mais quel cadeau l’auteur me fait-il en associant mon nom à ce récit bref, confidence terrible d’un traumatisme d’enfance associé à la caméra photographique? Pourquoi m’offrir cette confidence en même temps que la rendre publique en la publiant?

La réponse est double. C’est d’abord, bien sûr, en raison même de notre amitié, que cette adresse prend du sens. Elle dit, en somme, que débattre de la photographie a été pour nous, plus qu’un simple échange d’idées, un vrai partage. Mais ensuite, il y a évidemment quelque chose d’autre qui se trame là. Parce que «L’appareil» est le fruit d’un acte d’écriture qui casse l’habitude solidement répandue, s’agissant de photographie, de ne parler que de la photographie. Je veux dire de ce résultat visible d’un regard porté vers le monde à travers l’objectif d’une caméra.

«L’appareil», opère en effet une véritable révolution copernicienne, puisqu’en l’occurrence ce n’est plus la photographie du point de vue du regardeur qui y est en jeu, mais du point de vue du regardé. Et c’est bien le parent pauvre, lui, du discours général sur la photographie. Lui dont on oublie trop facilement qu’il n’est pas toujours consentant à cette prise d’une part de lui-même.

Les mots que nous livre ici Jacques Roman sont ceux d’une véritable mise à nu (il s’agit bien de cela, quel que soit l’angle…). Ils témoignent d’un rapport à la photographie qui transperce jusqu’à l’os et qui fait d’os la parole elle-même. Mais c’est la force du poète d’habiller l’os de chair. Et de donner corps à son récit. En m’adressant «L’appareil» c’est un don de fragilité qu’il me fait, tout en me rappelant de ne pas oublier que la photographie est le fruit d’une triangulation (photographe, caméra, photographié) qui n’est pas toujours amoureuse.

Information:

Le texte «L’appareil» est paru pour la première fois, en hiver 2018-2019, dans le No 29 du journal trimestriel la couleur des jours. Il y était accompagné de photographies de Jacqueline Conus, dont la douceur floue faisait un apaisant écho à la violence des mots de Jacques Roman. Photoagora.ch a souhaité reprendre ce dialogue texte/image qui nous paraissait d’un magnifique équilibre.

Il existe encore des exemplaires du No 29 de la couleur des jours qui peuvent être commandés via cette adresse mail

Nous remercions Jacques Roman, Jacqueline Conus et la couleur des jours de nous avoir permis cette republication sur notre plateforme.

L’appareil
Par Jacques Roman*

 

à Christophe Fovanna

1. Un mot noir

Un mot, un seul: photographie. Un sujet, un sujet d’écriture. Un silence d’abord, un silence et un temps: monter silencieusement sur le tremplin… L’illusion que l’on prend de la hauteur… Et voilà que j’ai dû manquer un échelon, qu’il m’a fallu me rattraper: on dit plus de peur que de mal; on dit: s’en être sorti sans dommage. On dit, comme on claque une porte. Mais cette fois, après avoir écrit un mot, un seul, sur la page, le mot appareil, la porte a volé en éclats. Il est resté seul, le mot sur la page, durant trois jours, le temps de laisser infuser l’angoisse, le temps d’obtempérer à l’injonction, de passer aux aveux, de me mettre à table. Oui, oui, d’écrire le mot appareil sur une page a fait se lever les souvenirs, souvenirs de boîtes noires inquiétantes, souvenirs de souriants mensonges devant le petit oiseau qui va sortir.

Sur l’épreuve, on se demande si l’enfant pleure ou s’il sourit; sur l’épreuve c’est toujours une grimace, à croire qu’il a bien vu, l’enfant, sortir quelque chose de quelque part. Certainement pas un petit oiseau voletant gaiement tout bariolé. Et s’il faut qu’elle tienne encore quelques années cette histoire de petit oiseau (il faudra s’y faire), il a de gros yeux sous de lourdes paupières; il est nu, visqueux, gluant; il nage dans l’œuf comme un qui se noie. On l’a noyée aussi, l’épreuve dans le révélateur…

2. Le forceps (instrument)

La mort et la photographie. C’est une chanson connue. Pour moi, être photographié c’était toujours comme si l’on m’arrachait de force. C’était, rappelée, l’expérience du forceps: une sale histoire à n’en être pas sorti sans dommage, sorti d’où? De la mère? Photographié comme l’oiseau de l’œuf… visqueux, nu… objet de culte, de culte ignoré par l’objet. Et je ne voyais pas les mains ni le visage de qui tenait l’appareil, l’officiant, l’accoucheur, l’arracheur qui m’arrachait du monde. C’étaient les mains de qui tirait et, tirant, me tirait comme le photographe. Mains de père? C’était toujours un mâle qui tenait l’appareil! J’entendais le déclic. Je me figeais. Je voyais sortir de la boîte le soufflet noir en accordéon, une bête rampante me fixant, me paralysant. Encore aujourd’hui… sinon qu’aujourd’hui je m’applique à traverser l’œil de l’appareil, à traverser tout l’appareil pour ne me concentrer que sur le porteur caché derrière, comme la vérité derrière le miroir.

Ma peur de l’appareil, de tous les appareils, réside dans le sentiment d’un danger au cœur de la distance. L’appareil, de son objectif, ne me saisit pas, il m’abandonne en capturant mon image. Oui, il me vole mon âme! On disait que je jouais aux Indiens. Je n’y jouais pas. J’étais un Indien. Il n’y a aucune photographie de cela! Et qui eût été le photographe, sinon de la même race que mon ennemi? D’une autre race, d’une autre culture (un chrétien). J’étais, je suis, je reste, animiste. Je posais sur commandement, sous l’autorité, avec dégoût, dégoût qui durait, durait le temps de pose, un temps disparu aujourd’hui. On se déshabille vite. On est vite pris. On ne pose plus. On consent sans conscience.

3. Prêtre de technique, technique de prêtre

Ai laissé passer quelques heures (longue, très longue nuit) avant de reprendre L’appareil. Cette fois, attaquer la paroi verticale, prendre prise dans l’image: l’appareil photo, les appareils photo entre les mains blanches toujours manucurées du curé. Ce mot gardé sur le bout de la langue en sa présence. Le concubin de ma mère, le prêtre défroqué dont je serai durant plusieurs années la dupe, son modèle favori. Que j’en aurai été mitraillé! Cet homme à la timidité maladive, un éternel sourire aux lèvres, qui dès qu’il se saisissait de l’appareil devenait hardi, jouisseur possesseur et de l’appareil et du sujet à capturer. Combien d’années m’aura-t-il fallu avant de surprendre parmi les milliers de diapos qui encombraient les vacances, les week-ends, et l’appartement de la rue des Dames, la chaîne ininterrompue des enfants photographiés sur les plages? Je n’ai aujourd’hui aucun doute sur le fait que j’étais pour lui un interdit et que l’acte de me photographier représentait pour lui un exorcisme, action par laquelle ses pulsions trouvaient un dérivatif. Les photos développées lui étaient des fétiches. Indescriptible pour moi sa joie gourmande à les manipuler… En 1981, il fut interrogé à la Conciergerie à Paris dans une affaire de viol et de meurtre. Aucune preuve. Relâché. Il m’est devenu en la mémoire le curé et le photographe et… Aucune preuve. Seulement d’innocentes photos, des portraits de la petite fille, prise en compagnie amicale… dans un bar du Nord de la France… Affaire classée.

Le dégoût que j’ai d’être photographié à mon insu, l’impossibilité que j’ai de tenir en main un appareil, tous les appareils, cette angoisse attachée à tout instrument technique. Anecdotique, l’achat du Minox? Je crois que ce fut l’appareil qu’il attendait depuis des années, pas même la dimension d’un paquet de cigarettes. Tenant au creux de la main, invisible. L’appareil de l’espion! Le torturé. Il l’était. Je le crois. Je le pense. Le torturé s’ignorait, en l’acte de photographier, voyeur et pédophile. Parfois il s’éloignait, revenait, et mettait un malin plaisir à ne rien dire de ses destinations secrètes. Peu de bagages, mais toujours l’appareil et la chasteté en bandoulière… Un mot, un seul : photographie. Un sujet, un sujet d’écriture? Un sujet d’angoisse… Le petit oiseau va sortir… Le curé Michel C. va sortir…

Si j’en crois les Ecritures, on ne ressuscite  qu’au troisième jour. Ici encore, la contrainte (trois jours — et tenue du journal la nuit). Michel C. avait fait vœu de chasteté. Fut-il ordonné prêtre? Je ne le sais. Je sais que, rencontrant ma mère, femme perdue (je l’imagine: à ses yeux chrétiens, à sa morale fanatique, elle ne pouvait être que perdue), il l’entraîna dans un concubinage de plus de vingt ans, sous un contrat (combien de fois ma mère m’en instruisit): comme frère et sœur…

Ma mère eut des amants. Le curé jaloux la voulait servante du Seigneur… A quel stade de cette relation perverse découvrit-elle les penchants de l’éternel séminariste? Je ne sais. En public, le plus souvent, mais aussi assez brutalement lors de scènes auxquelles j’ai assisté adolescent, elle lui crachait ce mot: dégoûtant.

Doux, souriant, maniaque, cultivé, artiste peintre de talent (je puis le dire), artiste raté, architecte raté — son œuvre principale: avoir recouvert les murs de l’appartement (113, rue des Dames à Paris) de miroirs. Pervers, méticuleux, obsédé (par quoi?) — sa bibliothèque (ma mère ne lisait pas) finit par m’instruire (vies de saints côtoyant Sade, Bataille, Pierre Louÿs…). J’avais quatorze ans lorsqu’il m’invita à rester pur, lorsqu’il exigea que j’écrive sur un cahier chaque soir une lecture des paraboles de l’Evangile. Un soir, je ne rentrai pas à la maison (oh! ce mot). Je ne rentrerai plus jamais à la maison.

Ce qui faisait son charme auprès de tous, c’est qu’il aimait les enfants… Je ne fus pas violé (physiquement), seulement tourmenté à l’ombre de sa tentation — je suis certain aujourd’hui que les petites filles l’aimantaient diablement.

Le curé fut (je ne puis parler de paradoxe) l’être qui dans ma jeunesse m’ouvrit à la culture. J’en ai hérité d’une détestation pour les adorateurs de l’esprit, pour les crucifiants, les adeptes de la macération, pour toute sournoiserie. Sa passion pour la technique me fut cette école détestée où j’entrevoyais déjà l’indifférence glaciale envers le corps. Combien de fois appuyant sur le déclencheur m’a-t-il pris, ce Michel C., dans le plus simple appareil, lorsque du lit je me levais? Qu’advenait-il de mon image dans son labyrinthe obscène?

De la «complicité», de la «lâcheté», de l’ «imbécillité», de la «terreur idiote», de l’«immaturité » de ma mère, je ne puis rien dire. Je n’ai pas en moi la voix qu’il y faudrait, sans doute de n’avoir pour elle ni amour ni haine, seulement, et seulement, au cœur un vide que ma vie ne saurait combler, un vide amer, à mère. Ne pas avoir en moi cette voix me semble un don de l’Ange qui, enfant, me veille.

Portrait de Jacques Roman © Christophe Fovanna

*Jacques Roman

Jacques Roman est un timonier. Sa barque l’a mené de Dieulefit, dans la Drôme (F), où il est né en juillet 1948, jusqu’à Lausanne, où elle est au mouillage depuis trente quatre ans. Au mât des arts – comme acteur, metteur en scène ou écrivain – il tient son poste de vigie avec une indéfectible passion. Il se veut voix. Et les paroles qu’il nous donne en partage, qu’elles soient les siennes ou celles des autres, sont autant de falots qui nous guident au cœur de la tempête.

C’est que, dans ce monde en dérive, l’heure n’autorise plus à se payer de mots, ni de jouer avec. Ainsi, chez Jacques Roman, les mots font-ils l’amour. Et la guerre aussi, chaque fois que la Bêtise humaine lance ses assauts meurtriers. Voilà pourquoi son combat, qui est celui de l’art contre la culture marchande et l’inculture, de la mémoire contre l’oubli, a l’élan d’un vrai humanisme.

La rencontre avec l’autre nourrit donc l’essentiel de ses préoccupations. Du coup, établir sa biographie revient à suivre les traces de fructueux compagnonnages. Au théâtre ce seront ceux du Groupe Théâtre Animation, qu’il fonde à la Chaux-de-Fonds en 1970, ou, actuellement, de Narration et Cie. A quoi il faut ajouter le chemin parcouru avec les metteurs en scène André Steiger, Martine Paschoud et Matthias Langhoff, avec les directeurs Jean-Pierre Aebersold, Philippe Luscher et René Gonzalez, avec tous les élèves à qui il a dispensé son enseignement dans le cadre de la section d’art dramatique du Conservatoire de Lausanne.

Au cinéma, ses compagnons se nomment Alain Tanner, Francis Reusser, Patrice Leconte et Dominique Maillet (pour «Le roi de Paris», aux côtés de Philippe Noiret). A la Radio romande (où il œuvre en tant que réalisateur), ce sont Michel Corod, Christoph Bollman et David Collin. En littérature, sa plume n’aurait pas tenu son cap sans Jacques Mercanton, Bernard Noël et cette veilleuse qu’est Doris Jakubec. En musique, de beaux accords de pensée sont nés avec les compositeurs et instrumentistes Jacques Demierre, Sylvie Courvoisier et Léon Francioli.

La rencontre de l’autre, pour lui faire don de textes par la lecture à voix haute, est également ce qui a présidé à la création en 2011 de l’Espace éclair, à Lausanne. Lieu unique en son genre, dont les portes se sont fermées en décembre 2020.

Jacques Roman a reçu en 1978 le Grand Prix Paul Gilson de la RSR, en 1998, des mains de madame le ministre français (et socialiste) de la culture, Catherine Trautmann, le grade de Chevalier de l’Ordre des arts et des lettres, en 2000 le Prix Edouard Rod, et en 2004 une bourse culturelle de la Fondation Leenaards. Autant de jalons de sa vie qui signalent plus la rigueur de la démarche de l’artiste que sa propension aux honneurs. Car Jacques Roman n’a pas de plan de carrière… Lui suffit d’être en acte. Et en la matière, on peut continuer de compter sur lui.

Christophe Fovanna