«Le temps figé et le temps qui fuit»

Par Christophe Fovanna, journaliste

Introduction

Outre ses activités dans les territoires «mouvants» de l’audio-visuel, du cinéma, Katharina von Flotow s’aventure également dans ce monde «fixe» qu’est celui de la photographie. Elle a dans ce domaine une triple actualité avec deux expositions et la publication d’un livre. Tout cela autour d’un thème –la fuite du temps et notre finitude− que la photographie peut peut-être mieux explorer que n’importe quelle autre forme d’art.

«memento mori / carpe diem» est le titre de l’exposition proposée à la galerie Alexandre Mottier à Genève. «Memento Mori» est celui d’une exposition en plein air au Parc des Bastion, toujours à Genève, mais également du livre que l’artiste vient de publier aux éditions Till Schaap. Par ces trois portes, on peut accéder à l’univers de Katharina von Flotow, qui consiste en une exploration de la fragilité et du caractère éphémère des fleurs.

La fleur n’est pas un objet d’attention nouveau dans la photographie. Elle a été utilisée dès les premiers temps du médium, notamment avec la technique du photogramme. Et de très grands photographes, tels Mappelthorpe ou Araki, pour n’en citer que deux, en ont en donné des représentations d’importance. Mais le thème semble inépuisable et offrir encore et toujours des angles de vue nouveaux. Chez Katharina von Flotow, les fleurs sont présentées sur fond noir. Ce qui rend les couleurs plus lumineuses, sinon éclatantes. Mais la gamme de ces couleurs traverse tout le champ de leur vie, de celles, chaudes, de leur fraîcheur à celles plus froides, plus «grises-colorées» de leur fanaison.

Toutes ces fleurs sont savamment mises en scène par la photographe à l’intérieur du cadre qu’elle a défini. Provoquant la sensation étrange qu’elles y sont enfermées, sans espoir d’échapper à cet espace noir qui les contient. Et c’est ce sentiment d’impossiblité qui fait naître la méditation sur le temps qui passe et notre destin inéluctable de mortels.

Les expositions sont elles aussi éphémères. Mais les livres restent! Celui, magnifique, de Katharina von Flotow autorisera la poursuite de la rêverie, tout en permettant de plonger plus encore à l’intérieur de ces photographies et en découvrir la luxuriante richesse. Par ailleurs, l’ouvrage est enrichi de six textes, dont un a été commandé au soussigné. Nous le publions ci-dessous dans l’espoir qu’il donnera au lecteur l’envie de découvrir l’univers floral sorti de l’œil de l’auteur.

Christophe Fovanna

A sa naissance, la photographie étonne d’abord par sa fidélité au réel. Et c’est pourquoi elle deviendra immédiatement un moyen inégalable de documenter le monde. Mais dans le public de 1839 à qui Arago vient d’offrir ce nouveau média, on veut surtout savoir s’il permettra de faire des portraits. On oublie qu’à cette époque, tout le monde n’a pas un miroir dans sa chambre et il y a encore beaucoup de gens qui ne savent pas très bien quel visage ils ont. La photographie a donc démocratisé l’image de soi, mais, ce faisant, surtout réalisé une version moderne du mythe de Narcisse en instillant dans l’Homme ce désir plus fort du reflet du monde que du monde lui-même. Et qu’est-il ce désir, sinon celui de posséder ce dont on sait intimement que la photographie nous dépossède? La perte de soi, de l’autre, du monde : est-ce donc cela le sujet de la photographie?

Personne ne l’ignore plus: une fraction de secondes après le petit bruit du déclencheur, après que le voile de l’obturateur s’est refermé, il n’y a d’évidence plus rien à faire. Et l’on sait bien qu’il sera impossible d’y revenir. Ce qui est passé est passé, et il nous faudra nous contenter de ce que le hasard a bien voulu nous céder. L’espoir du démiurge photographe, c’est d’être cependant parvenu à organiser le réel dans le cadre du négatif ou du capteur numérique. D’avoir réussi à arracher ce bout du monde, ou de l’autre, qu’il convoitait. D’accéder au pouvoir de maîtriser l’espace et le temps pour leur offrir l’éternité.

Mais quand l’image apparaît, passée la stupéfaction de ce retour de la réalité, passée la jubilation de cette prise, il est déjà trop tar : elle nous a piqués subrepticement de son venin de mélancolie. Car ce n’est que de souvenirs dont la photographie nous abreuve, puisque toujours au «présent du passé», comme le disait justement Charles-Henri Favrod. Et l’on n’entend que le «ça a été» de Barthes nous bercer de sa mélodie lancinante quand on contemple un cliché.

La photographie mémorise, certes, mais au final, elle ne retient rien. Et c’est bien cela que nous rappelle le poète-photographe Gustave Roud dans ce si beau passage de son journal: «Cinq heures viennent de sonner dans mon dos à Promasens, tandis que je m’assieds à la lisière du bois en pente, face au soleil bas et chaud — entre mon appareil et mon trépied, tous deux inutiles, puisque René est déjà reparti, puis tous les autres à l’instant sur le char chargé de sacs.»

Ce que Roud nous fait comprendre dans ces quelques lignes, c’est l’importance, en photographie, du hors-champ. Une photographie n’est en effet que le fragment d’un moment qui a commencé avant, et qui s’est prolongé après la prise de vue. Et c’est bien là ce qui la différencie fondamentalement d’une peinture, laquelle circonscrit totalement sa temporalité dans les limites du cadre. Pour toutes ces raisons, la photographie apparaît comme un objet unique dans l’histoire et l’histoire de l’art. Parce qu’elle est autant la vanitas elle-même que son expression. Parce qu’elle ne fige le temps que pour mieux nous dire qu’il fuit, et qu’il aura, en dernier ressort, raison de nous. Parce qu’elle est cette chambre noire dans laquelle, à force de regarder, nos yeux s’habituant à l’obscurité finissent par entrevoir les lumières de l’au-delà.

Galerie Alexandre Mottier, Genève

«memento mori / carpe diem» de Katharina von Flotow
Exposition visible jusqu’au 11 juin 2022

Ouverture:
Du mardi au vendred 14h-19 h.
Samedi 13h-17h.

 

Parc des Bastion, Genève

«Memento Mori» de Katharina von Flotow
Exposition en plein air visible jusqu’au 29 mai 2022

 

Livre

«Memento Mori» de Katharina von Flotow
Editions Till Schaap

Pour commander le livre:
Librairie Le Rameau d’0r

17 Boulevard Georges Favon à Genève
Mail : rameaudor@bluewin.ch

Tél. +41 22 310 26 33

 

Katharina von Flotow