reGeneration ou l’histoire d’un concept désormais inscrit dans l’ADN du Musée de l’Elysée, à Lausanne

Introduction

Alors que l’exposition «reGeneration4. Les enjeux de la photographie et de son musée pour demain» a ouvert le 1er juillet 2020 au Musée de l’Elysée à Lausanne, Photoagora.ch vous propose de revenir sur cette aventure inaugurée en 2005 pour en éclairer les enjeux. Nous vous proposons cette réflexion en trois volets. Dans le premier, Pauline Martin, conservatrice au Musée de l’Elysée, nous éclairera sur le concept de reGeneration4, dont elle a assuré le commissariat avec Lydia Dorner. Cette dernière, conservatrice assistante au Musée de l’Elysée, se charge dans le deuxième volet, d’évoquer le tournant adopté pour reGeneration3 en 2015, notamment en ouvrant le concept aux artistes visuels et plus seulement aux photographes. Dans le troisième volet, William A. Ewing, qui dirigea le Musée de l’Elysée de 1996 à 2010, nous expliquera pourquoi et comment il a initié le concept reGeneration et quelles ont été les spécificités des deux éditions qu’il a pilotées en 2005 et 2010.

«reGeneration4. Les enjeux de la photographie et de son musée pour demain»

Musée de l’Elysée, Lausanne

Du 1er juillet au 27 septembre 2020

À visiter du mardi au dimanche de 11h à 18h, entrée libre.

Covid-19

Dès le 1er juillet 2020, le Musée de l’Elysée rouvre selon ses horaires habituels. Le Café Elise et la librairie restent temporairement fermés. En conformité avec les directives émises par les autorités compétentes et afin de respecter les mesures de protection, les visites commentées ainsi que les rendez-vous publics ne peuvent accueillir qu’un nombre limité de participantes et de participants. L’inscription préalable est ainsi nécessaire.

Volet 1

«reGeneration4, ou comment penser ce lieu nécessaire qu’est le musée»

15 juillet 2020 Par Pauline Martin*, conservatrice au Musée de l’Elysée

Pourquoi organiser reGeneration4 ? La question pouvait légitimement se poser, tant le contexte de la photographie a évolué depuis la première édition de cette exposition en 2005. Si alors le concept du projet était résolument novateur —la photographie émergente n’étant à l’époque pas, ou à peine, mise en lumière—, il s’inscrit en 2020 dans un réseau international très vaste de programmes pour découvrir et soutenir les jeunes talents, qu’il s’agisse de bourses, de prix divers, de magazines, d’expositions ou de sites Internet. Trois raisons ont pourtant incité le Musée de l’Elysée à réitérer l’expérience pour une quatrième fois. D’abord, la volonté de faire fructifier un projet inscrit depuis quinze ans dans l’ADN de l’institution et qui ne cesse de grandir, de faire évoluer une communauté de photographes et d’enrichir les collections du musée par des œuvres peu accessibles ailleurs. Ensuite, le souhait d’interroger en 2020 la validité d’un concept inventé par William A. Ewing dans un contexte très différent. Enfin, la possibilité de mettre à profit ce programme au service de l’étape majeure que le Musée de l’Elysée va entamer dès la clôture de reGeneration4.

Dernière exposition organisée dans les murs qui ont vu naître l’institution en 1985 —avant son déménagement dans un nouveau bâtiment à PLATEFORME 10—, elle permet de faire un passage entre un passé à valoriser et un avenir à dessiner. En 2020 reGeneration4 donne l’occasion de revenir sur un pan important de l’histoire du musée tout en se tournant vers le futur de la création. Pour articuler ce double regard sur le passé et l’avenir, le processus de sélection des artistes a été entièrement revu. A la place de contacter des écoles d’art —comme cela était fait par le passé—, le musée a écrit aux 180 photographes qui ont été exposés dans les éditions 1, 2 et 3, de manière à pouvoir suivre leur évolution et leur demander de soumettre, à leur tour, des candidates et des candidats pour reGeneration4.

Pour cette quatrième édition, l’ambition de découvrir les talents de demain s’est doublée de la volonté de réfléchir aux enjeux que pose aujourd’hui la photographie tant aux artistes qui s’y dédient qu’au musée qui l’accueille. L’évolution qu’ont connue depuis quinze ans le médium lui-même et le monde institutionnel qui l’accompagne impose, à l’aube du déménagement du Musée de l’Elysée, de remettre en question ses habitudes et ses pratiques. Ainsi les quatre axes qui structurent l’exposition émanent tant des réflexions portées par les photographes dans leurs propos et dans leurs œuvres que des défis que le musée souhaite relever dans son futur bâtiment. Dès sa première édition en 2005, reGeneration avait opéré comme un laboratoire de réflexion sur la photographie, mais aussi sur les pratiques muséales et curatoriales. En 2020, cette mission s’est placée au cœur de l’élaboration de l’exposition.

Parmi les enjeux à relever, la question de l’engagement prend une place centrale. Elle se pose aux artistes qui font face à des sujets d’actualité complexes, auxquels ils cherchent à donner des formes accessibles dans un contexte économique toujours plus tendu. Face à une problématique mondiale aussi complexe que les décès engendrés par le drame migratoire, l’Anglais Nathaniel White invente une forme monumentale et très sensible. Le Syrien Abd Doumany s’interroge sur la meilleure manière de transmettre au public la réalité de la guerre, et en particulier la stratégie d’effacement de ses propres crimes par le régime en place. La Suissesse Léonie Marion, quant à elle, enquête sur un conflit helvétique —celui qui oppose les pro-Jurassiens et le pro-Bernois dans la ville de Moutier—, tout en ouvrant la réflexion à des questions d’appartenance géographique qui dépassent le seul cadre local. L’engagement de chacun de ces artistes —par les recherches documentaires menées, les risques parfois encourus, la réflexion sur la forme la plus adéquate pour transmettre un contenu complexe au public— impose à l’institution muséale de s’interroger à son tour sur son propre engagement, et sur la meilleure façon de soutenir les photographes et leurs productions de manière pérenne. Pour reGeneration4, cet engagement se fait de manière financière —chaque artiste étant rémunéré pour sa participation à l’exposition—, mais aussi par des acquisitions et par des réflexions sur la manière d’adapter ses pratiques aux réalités sociales et environnementales actuelles.

La question écologique est abordée sous différents angles. Par des travaux qui donnent à voir la fonte des glaciers (Lasse Lecklin), les comportements stéréotypés des ours en cage (Sheng-Wen Lo) ou l’impact du tourisme de masse sur la nature (Marcin Liminowicz), mais aussi par artistes qui expérimentent dans la matière de leurs œuvres la pollution ambiante. Ainsi Rebecca Gutierrez Fickling produit-elle des photogrammes dans les rivières polluées new-yorkaises de manière à garder la trace de particules invisibles à l’œil nu. S’impose ici le paradoxe d’une photographie qui cherche à dénoncer les dommages fait à l’environnement tout en y contribuant par son processus même, le médium impliquant l’utilisation de produits chimiques toxiques. Comment trouver le juste équilibre entre la transmission d’un message engagé et les conséquences de sa production elle-même nocive pour la planète? Le musée s’est aussi confronté à cette délicate question, car la réalisation d’une exposition implique un impact carbone conséquent. Chaque étape de la production —transport, encadrement, production des œuvres, scénographie, vernissage, etc.— a ainsi fait l’objet d’un examen de manière à prendre conscience des conséquences écologiques des pratiques usuelles et des possibilités de réduire la pollution engendrée, sans pour autant péjorer la qualité de la présentation.

Très discutée depuis quelques années dans le milieu de la photographie, la question de la parité figure aussi parmi les préoccupations centrales que partagent les artistes et le Musée de l’Elysée. Le processus mis en place a été pensé dès le début pour permettre aux commissaires de recevoir un nombre équivalents de candidatures féminines et masculines. Ainsi, les photographes des éditions précédentes ont-ils reçu la consigne de soumettre un nombre équivalent d’artistes femmes et d’artistes hommes. Intégré aux premières réflexions sur le projet, le problème de l’égalité et du genre est devenu un axe structurant de l’exposition à l’examen des travaux reçus, qui abordaient en nombres des sujets tels que la maternité, le rapport au corps et la construction de la masculinité et de la féminité. Traitée par de nombreuses photographes, sous des angles très variés, la question du viol est en particulier très présente. Dans Zone Grise, la Suissesse Aline Bovard Rudaz le traite sous un angle extrêmement fin, interrogeant les limites du consentement au sein du couple et les difficultés à déterminer les responsabilités et les préjudices subis.

Dernier axe central de l’exposition, le numérique est abordé à travers les questionnements qu’il soulève sur la diffusion des données personnelles sur Internet, sur le rôle prépondérant des algorithmes qui le dirige ou encore sur les incertitudes législatives qu’il soulève. Le Suisse Simon Senn propose une œuvre de réalité virtuelle —repensée dans sa forme en raison des mesures sanitaires actuelles— qui teste les limites de la propriété privée sur Internet. Ayant acheté une réplique virtuelle d’un corps féminin sur un site Internet, il interroge la femme réelle qui a vendu son image sur les raisons de cet acte et sur le contrat —en fait inexistant— qui l’aurait protégée d’un abus de l’usage de son corps par des tiers. Pour prolonger ces réflexions sur la diffusion numérique, le Musée de l’Elysée a également réalisé un site Internet permettant d’appréhender l’étendue du réseau —d’artistes, d’institutions, d’écoles et de professionnels— construit en quinze ans par le projet reGeneration.

La Suissesse Jessie Schaer est la plus jeune artiste de cette quatrième édition à rejoindre cette communauté. Présentée avec quelques autres travaux «hors section» —car l’architecture de l’exposition n’a pas été pensée pour catégoriser chaque travail mais au contraire pour ouvrir la réflexion sans risquer d’enfermer l’interprétation—, l’œuvre met en scène le corps de l’artiste autant que la photographie elle-même, dans une chorégraphie pensée spécifiquement pour la cimaise à disposition. S’il est un message à retenir de reGeneration4, c’est que la photographie s’incarne dans la forme qu’elle prend —même numérique— et exige un espace —en l’occurrence celui du musée— pour exister. Par cette exposition, le Musée de l’Elysée réfléchit à la meilleure façon de penser ce lieu nécessaire.

Pauline Martin © LDD

*Pauline Martin

Conservatrice et responsable du département des expositions au Musée de l’Elysée, Pauline Martin —née en 1979 à Lausanne— est historienne de l’art, spécialisée dans l’histoire de la photographie. Formée à l’Université de Lausanne, puis à Paris parallèlement à l’Ecole des Hautes Etudes et à l’Institut National du Patrimoine, elle s’intéresse en particulier à la manière dont la photographie, dans ses différents usages, permet d’interroger la pratique artistique, ainsi que ses rapports au fait social et au réel. Elle a publié plusieurs livres, dont L’Évidence, le vide, la vie. La photographie face à ses lacunes (Ithaque, 2017) et L’œil photographique de Daniel Arasse. Théories et pratiques d’un regard (Fage éditions, 2012). Elle a assuré la programmation de la Nuit des images de 2011 à 2019 et été commissaire de nombreuses expositions dont reGeneration4, Les enjeux de la photographie et de son musée pour demain (2020), Shirin Neshat. Looking for Oum Kultum (2019), Anonymats d’aujourd’hui. Petite grammaire photographique de la vie urbaine (2016) et Do you speak touriste? Quand les photographes décodent le cliché (2014).

Volet 2

«reGeneration3: quelles perspectives pour la photographie?»

30 juillet 2020 Par Lydia Dorner*, conservatrice adjointe au Musée de l’Elysée

Après deux éditions menées conjointement par les mêmes commissaires, reGeneration3 a connu un changement notable: celui d’être investi par une équipe curatoriale nouvelle, menée par Anne Lacoste. L’idée novatrice de 2005, qui s’était muée en «programme» par sa répétition cinq ans plus tard, s’est ainsi inscrite dès 2015 comme faisant intégralement partie du patrimoine génétique du Musée de l’Elysée en outrepassant les changements inéluctables dans la vie d’une institution —ses commissaires, directeurs et directrice successifs. Il apparaissait donc que reGeneration ne serait pas le fait d’un petit groupe de personnes, mais bel et bien un programme qui allait impliquer, sur le long terme, le musée tout entier et subsister à ses créateurs. Devenue ainsi véritable «marque de fabrique» de l’institution, il s’agissait toutefois de se mettre au diapason d’un paysage photographique sans cesse en mutation.

Aussi, en lieu et place d’une fidèle transposition du programme initial pour en tirer un nouveau volume, certaines modifications ont été amenées dès cette troisième édition. À commencer par l’ouverture de l’appel à candidatures, destiné non plus seulement aux étudiantes et étudiants d’écoles de photographie internationales, mais à celles et ceux de tous les lieux d’enseignement artistique dans lesquels la technique photographique était abordée. Très concrètement, il s’agissait non plus de s’adresser aux photographes uniquement, mais à «tout artiste ayant recours à la photographie». Résultat immédiat, une pluralité des formes d’expression dans les quelques 400 dossiers de candidatures reçus, qui confirmait que reGeneration3 allait se placer sous le signe de la multidisciplinarité. Si les séries dites «traditionnelles» vouées à devenir des tirages encadrés avaient certes encore les faveurs de nombreux artistes, des expressions nouvelles —encore inexistantes dans les deux précédentes éditions— allaient émerger: la vidéo, la performance, le livre d’artiste, l’installation. Et avec ces nouvelles formes, une muséographie qui devait s’adapter et se repenser.

Autre fait nouveau, corrélatif à cette affirmation du caractère polymorphe de la photographie: c’était la première fois dans le cadre de reGeneration qu’une architecture d’exposition selon des thématiques était esquissée, notamment pour faciliter l’entrée dans les œuvres et univers propre à chacun-e des artistes retenu-es pour l’exposition. À la lecture des portfolios reçus courant 2014 de la part de plus de 80 écoles d’art dans le monde, le constat fut rapidement fait que plusieurs préoccupations majeures revenaient fréquemment dans les travaux soumis. Aussi la décision fut-elle prise d’avoir recourt à certaines d’entre elles, qui paraissaient représentatives de la production émergente de l’époque, comme pivots pour l’élaboration de l’exposition. reGeneration3 allait ainsi s’articuler autour de trois thématiques, non exhaustives mais néanmoins centrales: la variété des approches pour traiter le sujet documentaire, la question de la mémoire et la richesse des expressions esthétiques.

Dans la section «Approches documentaires» était notamment montrée la série Can I? de Giacomo Bianchetti. Dans ce travail, l’artiste se confrontait physiquement aux puissances économiques suisses par l’acte de photographier les entrées de leur siège social. En y ajoutant des textes relatant son expérience lors de la prise de vue à la chambre photographique, il posait ainsi la question de l’espace public et de l’équilibre des pouvoirs —tel que l’exprime le sous-titre de la série, «un dispositif expérimental pour tester les limites du pouvoir». Les Combles du Musée de l’Elysée ont quant à elles servi d’écrin intime au chapitre consacré à la «Mémoire». Parmi les travaux exposés, celui d’Emilie De Battista, Ombre portée, dans lequel l’artiste y exprimait le caractère fugitif des souvenirs par l’intermédiaire de neuf vidéos montrant en temps réel la lente décomposition de photographies de famille projetées sur de fines tranches de glace en train de fondre. Au sous-sol de l’institution étaient regroupés plusieurs travaux explorant les «Expressions esthétiques», notamment grâce au regard critique des jeunes artistes face aux différents usages de la photographie et, plus généralement, à son histoire. C’était le cas de Simon Rimaz, qui avec sa série Études de vitesse s’intéressait à la matérialité de l’objet photographique en présentant des tirages de presse évidés de leur sujet central une fois ce dernier sélectionné pour être reproduit dans le magazine. La présentation monumentale de cet objet mutilé, réduit à la fonction de cadre, amenait à s’interroger à la fois sur la question du hors-champ et du spectaculaire photographique.

Cette pluralité des expressions et des formes a donc «régénéré», en quelque sorte, les équipes curatoriales et techniques qui ont dû trouver, pour chaque cas, sa solution de monstration idéale et sa place dans une articulation thématique. Cela a également eu une implication tangible sur la publication conjointe à l’exposition, puisque le traditionnel catalogue ne pouvait plus suffire, s’agissant de rendre compte d’un réel qui dépassait l’image en deux dimensions. Aussi, un système de réalité augmentée s’était-il immiscé dans le troisième catalogue de reGeneration pour rendre compte des installations in situ, notamment les vidéos auxquelles le lecteur avait accès en scannant l’image fixe reproduite dans les pages de la publication.

Ces différentes évolutions et transformations d’un concept créé dix ans plus tôt sont révélatrices de ce qui «fait» reGeneration. Un arrêt sur images, un instant figé sur une création contemporaine émergente sans cesse en mouvement et à la recherche de nouvelles manières de s’exprimer, des formes que ces expressions doivent prendre —inventées ou empruntées— pour transmettre des messages et des émotions. Et, en conversation avec ces artistes, une institution, qui doit elle aussi s’adapter et constamment se mettre à jour. La troisième édition ouvrait le champ des possibles, et laissait à penser que la suivante n’en serait que plus riche encore.

Lydia Dorner © Matthieu Gafsou

*Lydia Dorner

Lydia Dorner est Chargée de projets d’expositions au Musée de l’Elysée, Lausanne. Licenciée en Histoire de l’art et en Littérature française, elle a assisté les conservateurs sur plusieurs expositions majeures à ses débuts au musée. Elle est depuis commissaire d’expositions, consacrées majoritairement aux travaux de photographes contemporains. Ses champs de recherche principaux incluent la relation texte/image, la photographie de famille et la réappropriation d’icônes de l’Histoire de l’art.

Volet 3

«L’idée de reGeneration, c’était d’avoir une vague idée du monde dans vingt ans

C’est en 2005, dans le cadre des célébrations du vingtième anniversaire du Musée de l’Elysée, qu’est lancé le projet reGeneration. Une idée que William A. Ewing*, qui dirigeait le Musée depuis 1996, avait eue en 2000, mais qui n’était jusque-là restée qu’à l’état de note dans un carnet. Pour Photoagora.ch, William A. Ewing revient sur la naissance de cette aventure et nous raconte à la fois comment elle s’est inscrite dans l’histoire du Musée et quelle place elle a prise dans sa carrière et sa manière d’envisager la photographie.

Interview par Christophe Fovanna, journaliste

Christophe Fovanna: En 1996, quand vous prenez les rênes du Musée de l’Elysée à la suite de Charles-Henri Favrod, quelle est la situation de la photographie en général, et de la photo artistique contemporaine en particulier?

W.-A. Ewing: Il y a plusieurs façons de répondre. Mais la première chose à dire, que j’ai constatée bien après, avec Charles-Henri Favrod et avec mes successeurs, Sam Stourdzé, et maintenant Tatyana Franck, c’est que nous sommes tous des généralistes. Si vous étudiez le programme de Charles-Henri Favrod, vous verrez qu’il était déjà assez large, même si son intérêt principal était le reportage. C’est aussi mon cas, cette ouverture des genres même s’il y avait des différences, et je vous raconte une anecdote pour vous montrer cet alignement: pendant l’interview que j’ai passée quand je me suis présenté au poste de directeur de l’Elysée, quelqu’un m’a demandé «Qu’est-ce que vous allez montrer? Quel genre de photographies?» J’ai répondu que tout était dans le «sous-titre» du musée: «un musée pour la photographie». Point. Donc, si la photographie est présente —qu’elle soit documentaire, de reportage, médicale, géologique, conceptuelle ou artistique, etc.— pour moi elle est candidate à entrer au musée, ou, au moins d’être considérée. C’est la raison pour laquelle j’ai essayé de montrer une gamme assez large. Et je constate aujourd’hui que, en effet, les quatre directeurs successifs du Musée de l’Elysée ont fait et font la même chose.

Et je peux ajouter quelque chose de drôle: quelques années après ma nomination à la direction du musée, j’ai demandé à une personne du comité pourquoi ils n’avaient pas engagé l’un des deux français assez expérimentés qui s’étaient présentés en même temps que moi. La réponse fut que l’un d’entre eux avait dit que la photographie à exposer devait absolument être dans la ligne de l’art contemporain —donc une vision très étroite —, et l’autre avait dit qu’il ne pouvait pas habiter à Lausanne, qu’il allait faire le pendulaire, la semaine à Lausanne et le week-end chez lui à Paris… Ainsi, heureusement pour moi, les deux se sont éliminés eux-mêmes!

C. F.: Et alors, que pensiez-vous de la photographie artistique?

W.-A. E.: J’avais un préjugé concernant l’art de la photographie. Les soi-disant artistes, les photographes indépendants qui suivent leur propre vision étaient à la fin de la journée, plus intéressants pour moi, que les photographes publicitaires ou commerciaux, qui ne suivent pas leur propres intérêts, parce que c’est le client qui décide, et que leur marge de manœuvre est très étroite. Mais en même temps, il y a des chefs-d’œuvre dans la photographie commerciale! Un exemple: je me souviens avoir fait une exposition à Londres sur le paysage —Landmark. Et une des photographies que j’avais découverte en Suisse était une image faite pour Caran d’Ache. Je les ai donc contactés pour leur dire que je trouvais cette photo magnifique et que je voulais savoir qui l’avait faite. Mais l’entreprise était étonnée —«Une expo? Un livre? Mais pourquoi?»— et au début personne pouvait me dire qui avait pris cette image: «C’est une photo commerciale, c’est tout». J’ai dû appeler deux ou trois fois avant d’enfin obtenir le nom du photographe, parce que pour eux c’était leur propriété! En réalité elle était due à deux photographes —Jörg Brockmannn et Nicolas Poulin— qui travaillaient entièrement en dehors de la soi-disant «art photography». Mais c’est une des images les plus fortes et les plus brillantes conceptuellement qu’on peut voir dans le catalogue! Tout cela pour dire que, aujourd’hui, je considère la photographie commerciale comme très importante, d’une immense influence, et de temps en temps, dans les meilleurs cas, fascinante.

Cette photographie de Brockmann et Poulin représente une montagne et cela me rappelle un souvenir. En 1978, à l’International center of Photography, j’ai fait un immense exposition précisément sur le thème de la montagne dans la photographie. La première à traiter aussi largement le sujet. Y compris avec des prêts de la Fotostiftung, trouvés pendant ma première visite en Suisse. Elle comprenait bien évidemment des images artistiques, mais j’y ai inclus des images commerciales, géologiques, conceptuelles, etc. C’est à ce moment que j’ai décidé de garder l’esprit très ouvert concernant la vraie gamme de la photographie, et je suis resté fidèle à ce principe depuis. Par ailleurs, j’ai développé l’idée d’une suite du projet sur la montagne dans la photographie quarante ans plus tard!

Avec l’âge, je suis plus conscient de mes préjugés! Par exemple, j’ai été formé avec l’idée que la photographie américaine était le top du top. J’ai vécu à New York pendant 15 ans, et les Newyorkais croient que la photo américaine est la meilleure (comme tous!). Une foi que j’ai partagée un peu naïvement. C’est dans l’esprit de cette ville, c’est infectieux! Certes elle est très importante, très puissante et influente partout, comme nous le savons aujourd’hui. Mais, lentement, j’ai découvert la beauté et l’importance de la photographie européenne. Maintenant je vois qu’elle a été sous-évaluée et sous-représentée aux Etats-Unis. Donc, si j’imaginais prendre à nouveau la direction du Musée de l’Elysée aujourd’hui, je ciblerais beaucoup moins sur la photographie américaine!

C. F.: Et qu’en est-il de la photographie asiatique?

W.-A. E.: Question difficile, car cela concerne beaucoup de pays… Mais je peux dire ici un mot de la photographie chinoise. Car il y a 3 ou 4 ans, j’ai monté une grande exposition sur la photographie contemporaine chinoise pour le Musée Folkwang en Allemagne, avec la conservatrice Holly Roussell, avec laquelle j’ai fait Landmark (et avec qui je travaille de nouveau actuellement). Holly habitait la Chine et parle très bien la langue, ce qui est important pour avoir des discussions directes avec les photographes, pour la plupart dans leurs studios. L’exposition s’intitulait «China Now». Il avait été décidé de privilégier les œuvres les plus récentes des artistes, soit celles qui n’avaient été ni publiées ni encore montrées, et donc pas celle d’hier, comme le font la plupart des musées. A la fin du projet, après deux ans, le directeur du musée m’a demandé ce que je pensais honnêtement de ces travaux? J’étais assez fier de cette exposition mais, après une hésitation, j’ai répondu que je pensais que pour la Chine, c’était trop tard! Je ne dis pas qu’il n’y a pas de bons photographes en Chine! Pas du tout! Quelqu’un comme Wang Quingsong, par exemple, mérite bien sa reconnaissance mondiale. Je dis simplement que comme arme de la culture, la photographie chinoise au sens large est trop récente pour avoir de profondes racines qui nourrissent la plante. Par rapport à la grande tradition «occidentale» de la photographie que nous connaissons —les Robert Frank, Steichen, Lee Friedlander, Gurski, Sherman, etc.— la Chine est arrivée trop tard pour entrer dans ce jeu, cette tradition, et il faut qu’ils trouvent un autre chemin ou medium. Tant que les photographes chinois se contenteront d’imiter l’Occident, ce qui est trop souvent le cas, ce ne sera jamais un succès… Ironiquement, pour beaucoup de curateurs occidentaux, une «bonne» œuvre chinoise est celle qui ressemble à la photo occidentale! Je vois la même chose ailleurs dans le monde, au-delà de l’Ouest. Les conservateurs occidentaux cherchent des visions qu’ils connaissent déjà.

Et je vois —c’est peut-être une connexion à faire avec reGeneration— que les jeunes comprennent cela qu’on ne peut pas répliquer quelque chose qui a déjà été fait. Même s’ils ont du respect pour un Cartier-Bresson ou un Robert Frank. C’est impossible de retourner dans les pas de cette lignée, et il faut trouver d’autres directions, même d’autres langages. Et comme toujours, un peu à l’aveugle !

C. F.: Certes, les travaux de la nouvelle génération ne sont pas toujours bons, et cela va parfois dans tous les sens! Mais c’est cela la recherche!

W.-A. E.: Exactement! Il faut qu’ils essaient! Qu’ils travaillent! «Try, fail, try again!» Et cela explique mon intérêt pour la série des reGeneration, aujourd’hui arrivée à sa 4e édition. Il y aura par définition des années fortes, et des années faibles. Ce constat me permet de préciser une chose. Au musée, nous n’avons jamais voulu identifier LES talents de l’avenir, mais DES talents! Plusieurs fois des collectionneurs nous ont dit, «Ah, ainsi ce sont les photographes de demain, il faut donc les collectionner maintenant!» Nous avons toujours répondu que non, que nous avions simplement sélectionné, parmi beaucoup d’autres qui les valaient autant, une cinquantaine de photographes talentueux!

Tenez, imaginez pour un moment que la première édition de reGeneration ait eu lieu en 1950. On peut dire qu’elle a été vraiment intéressante! Mais celles de 1955 et de 1960 étaient… décevantes. En revanche, en 1975, apparaît de nouveau quelque chose de très spécial! Cela pour dire que si on abandonne trop vite le projet de reGeneration, qu’on dit que c’est fini maintenant et qu’on passe à autre chose, alors on se prive de ces points de comparaison.

Et imaginons encore que, dans les sous-sols du Musée, vous trouvez une boîte avec une étiquette «reGeneration 1935». Imaginez la curiosité qu’on aurait à découvrir ce qu’elle contient! Va-t-on y découvrir un Man Ray? Ou un Steichen? Ou cinquante photographes totalement inconnus aujourd’hui? Quoi qu’il arrive les deux cas sont très intéressants. Car si ce sont cinquante inconnus, cela montrerait à quel point la photographie est éphémère. Déjà les jeunes photographes de 2005 sont «d’âge moyen»! On peut déjà étudier leurs parcours. C’est une manière de mieux comprendre la question «que signifie être un photographe aujourd’hui?»

Comme une coïncidence, j’ai vu aujourd’hui le catalogue d’une grande exposition montée à Toronto en 1922. Il contient les images de 80 photographes du Canada, des USA, du Japon, d’Allemagne, d’Angleterre, de Norvège, etc. 80 photographes totalement inconnus aujourd’hui. Pas un seul nom que je reconnaisse! Mais cela ne veut pas dire que l’exposition était nulle! D’ailleurs elle a été bien visitée par un très grand public. En fait, la leçon est que «c’est comme ça, c’est la vie et la vie de la photographie». Les «noms» de notre époque seront pour la plupart également inconnus dans cent ans! Tillmans, Teller, Wall, etc. Ou pas, qui sait? L’important, c’est d’essayer, de travailler, que l’on soit le photographe, le commissaire, la galerie, l’éditeur ou le collectionneur. On laisse à l’Histoire la tâche d’assigner une valeur.

C. F.: Du coup, pourquoi avoir commencé reGeneration seulement en 2005?

W.-A. E.: C’est parce que 2005 est l’année du vingtième anniversaire du Musée de l’Elysée. Et je cherchais comment marquer cet événement. Alors, avec l’équipe, nous avons fait un brainstorming. Certains ont dit qu’il fallait explorer le passé. Cela paraissait évident, mais, quand même, cela semblait pour moi un peu… ennuyeux. On l’a fait pourtant, en faisant une expo où l’on montrait toutes les affiches et des documents. Mais je cherchais quelque chose qui puisse interroger la question de l’avenir. En me demandant comment imaginer le monde de la photographie dans 20 ans? A première vue, il était impossible de répondre à cette question! Qui oserait dire comment sera la photographie en 2040? En revanche, nous savons que si on fait la rétrospective d’un artiste, on peut trouver dans les œuvres de jeunesse des choses qui annoncent l’artiste confirmé. J’en ai fait l’expérience en visitant, il y a des années de cela, une rétrospective de Jackson Pollock. On y voyait une esquisse réalisée quand il avait environ seize ans, je crois. Et déjà on y sentait l’esprit de Pollock! Donc je me suis dit: si on prend des photographes qui sont très jeunes aujourd’hui, qui sortent des écoles, alors, dans vingt ans, on va trouver quelque chose, lié à leur passé, qui fait sens. On peut faire l’expérience aujourd’hui avec des photographes présentés à reGeneration, comme Peter Hugo, ou Matthieu Gafsou, par exemple. Si on fait une rétrospective de leur travail aujourd’hui, à mi carrière, et qu’on y montre ce qu’ils ont présenté en 2005, on verra que c’est cohérent. C’était donc ça le raisonnement qui a présidé à l’idée de reGeneration: avoir une sorte de vague idée du monde «dans vingt ans». Et ainsi, nous avons fêté les vingt ans du Musée de l’Elysée avec une exposition sur le passé et une sur l’avenir.

C. F.: Aviez-vous depuis 1996, et en 2005 en particulier, des rapports avec les écoles d’art?

W.-A. E.: Non! Très peu! Avec le CEPV à Vevey et l’ECAL à Lausanne, bien entendu, mais pas beaucoup d’autres. En fait, j’ai trouvé une de mes notes datant de 2000, dans laquelle j’ai l’idée de reGeneration. J’y ai inscrit textuellement: «reGeneration, dix photographes de demain. Lesquels?» Dix! Pas les 50. Et ça ne s’est pas fait parce que, précisément, comment trouver quelqu’un qui n’a jamais exposé ni publié? Mais c’est à cette époque que Radu Stern est venu rejoindre l’équipe du musée (Radu Stern est un historien de l’art et curateur suisse qui a travaillé au Musée de l’Elysée de 2004 à 2013. Ndlr). Et c’est lui qui a proposé d’aller vers les écoles, parce qu’il avait une longue liste de contacts. Et du coup ça devenait possible! Et Radu a eu une bonne idée. Il m’a dit: «Ne demandez pas trois candidats par école, mais dix. Parce que le directeur va vous donner ses favoris! Alors, avec dix, vous aurez les trois favoris, mais sept autres qui ne seront pas pistonnés». Et comme ça nous avons eu plusieurs centaines de dossiers. Ensuite, nous le jury —Nathalie Herschdorfer, Christophe Blaser et moi-même— avons demandé à des stagiaires de cacher les noms des photographes et des écoles qui figuraient sur les dossiers. Je me souviens du plaisir que j’ai eu en entrant dans la salle où étaient disposés tous les dossiers à découvrir. Parce que je savais qu’aucune image que j’allais voir ne m’était déjà connue!

Nous avons donc fait le choix, et ensuite nous avons tourné les dossiers pour savoir quels étaient les photographes et les écoles. Et cela a été un choc! Je me souviens d’un dossier assez bon avec des photos, notamment de rue, de l’Inde. Et je me suis dit: «Ah, super, c’est un photographe indien! Bon!» Mais quand j’ai retourné le dossier, j’ai vu que c’était un jeune photographe de l’Université de Yale, aux Etats-Unis! Sans doute son papa lui avait-il payé un voyage en Inde, et une jolie caméra! Privilège, privilège! Et à la fin nous avons constaté que tous nos choix étaient des photographes venant d’Angleterre, de Suisse, d’Allemagne, des Etats-Unis, du Canada, un peu du Japon, un peu d’Africains mais des Africains blancs… Il y avait un Chilien, mais son école était à Dusseldorf! Le Japonais aussi était à l’école à Dusseldorf. Et il y avait un Canadien qui étudiait au Royal College of Art d’Angleterre! On a découvert ainsi que ces jeunes photographes en formation bougeaient beaucoup. Et on a également constaté que, souvent, ils fréquentent deux écoles, ou trois. Un Ecossais commence à Glasgow, ensuite il va à Edimbourg et finalement au Royal College of Art à Londres. Nous avons donc listé dans le catalogue toutes ces écoles, parce que nous ne savions pas quelles étaient celles qui étaient importantes.

Et il y a eu encore trois autres chocs. Le premier était comme une mini expérience, une sorte de réapprentissage, une sorte de «régénération» pour le Musée et pour l’équipe aussi, moi inclus. Parce que nous travaillons dans un musée normalement avec des photographes qui ont au minimum vingt ans de travail! De temps en temps minimum dix ans, à l’occasion d’une exposition collective. Et ça c’est normal. Et quand on fait une rétrospective, ce sont des milliers d’images que l’on doit considérer pour un seul photographe. Mais avec ces jeunes ce n’était pas le cas. Nous avons choisi par exemple cinq portraits d’un photographe X, et on lui demande si on peut voir les autres? Et la réponse est «Oh non, ce sont les seuls que j’ai fait…» C’était donc faire un pari que de choisir ces jeunes photographes et cela, ça sert beaucoup.

Le second était que j’attendais de voir des images dans les catégories traditionnelles: le paysage, la rue, le portrait, le corps, etc. Et rien de ça! Il était impossible de donner une étiquette aussi claire que celles-là aux travaux que nous avions sélectionnés.

Enfin, et c’était peut-être le plus grand choc pour moi en découvrant ces travaux, consistait en l’absence presque totale de spontanéité. Or, pour moi, la spontanéité, la chance, le hasard sont primordiaux dans la photographie. L’accident… Or là, tout était théâtral!

C. F.: Donc mis en scène et contrôlé…

W.-A. E.: Exactement. Et pour moi cela consistait en la perte d’un certain esprit dans la photographie. Cependant je n’étais pas là pour juger, mais pour constater. Nous avons donc invité à Lausanne, pour quelques jours, les 50 photographes sélectionnés. Ils sont venus. Et je me souviens avoir organisé pour eux des conférences le matin. Une sur les musées, une sur les galeries, une sur les maisons d’édition, etc. Et j’ai constaté qu’ils étaient très naïfs. Parce que, par exemple, une exposition dans un musée ou une galerie, pour eux, c’était la même chose: c’est une expo! J’ai donc essayé de leur donner un cours sur la façon dont le monde de la photographie fonctionne vraiment.

Mais la très bonne chose est que, pendant qu’ils étaient à Lausanne, ces jeunes photographes ont tissé des liens très forts, et nombre d’entre eux sont devenus des amis. Certains ont organisé des expos ensemble ensuite… Et c’est aussi ce que je voulais faire: initier une dynamique à l’intérieur du groupe. Ceci dit, en 2010, les photographes de reGeneration2 n’avaient aucun intérêt pour ceux de 2005 et vice versa! J’imaginais pouvoir créer aussi des liens avec ces deux groupes. Mais c’est comme à l’école élémentaire: les élèves de six ans n’ont rien à voir avec ceux de sept ans…

C. F.: Dès la première édition de 2005, reGeneration a été, il me semble un grand succès?

W.-A. E.: Oui! C’est drôle, d’ailleurs, parce que j’avais dit à l’équipe au début que nous allions faire très peu de fréquentation. Je pensais que 50 photographes dont personne ne connaît les noms n’attireraient pas beaucoup de monde. Mais le fait qu’il y en ait 50 avait tout de même un certain poids. C’est ce qui a convaincu l’éditeur du catalogue, Thames & Hudson, parce que c’était comme une grande vague représentant l’émergence d’une nouvelle génération. Et je crois que le public a eu la même curiosité. Cela explique aussi pourquoi l’exposition a ensuite voyagé jusqu’en Chine.

C. F.: Pensez-vous que le concept de reGeneration a modifié le regard que les institutions suisses ou étrangères portaient sur la photographie émergente?

W.-A. E.: Honnêtement, ce n’est pas à moi de le dire. Pour moi c’est une goutte d’eau dans l’océan. Chaque fois que je fais une nouvelle exposition je crois que c’est la chose la plus importante faite pour l’humanité! Mais au fil des années je peux mieux juger de la réelle importance de mes réalisations. Depuis 50 ans que j’en fait, c’est peut-être moins le succès de certaines expositions qui me réjouit que la dynamique sociale qui s’est créée autour de certaines d’entre elles.

On ne peut jamais prévoir l’impact ou l’influence qu’une exposition peut avoir sur les gens. Imaginez qu’une jeune fille de 14 ans entre dans une expo et décide, à la fin de la visite, de devenir photographe. On ne pourra jamais le savoir! Et il est possible aussi que cette jeune fille elle-même oublie que c’est cette exposition qui a planté la graine de son intérêt pour la photographie…

J’étais ami avec Francis Bacon, le peintre, et j’ai eu une conversation avec lui dans les années 1970, à une époque où j’avais une galerie à Montréal. Et j’étais un peu déçu parce que j’y avais présenté une expo qui n’avait suscité que très peu d’intérêt. Et Bacon m’a dit: «Ecoute Bill, il suffit qu’une seule personne soit influencée, ou changée par cette exposition, pour qu’elle soit un succès.» Depuis, je garde toujours cette idée dans ma tête. Et souvent, quand je parle à un photographe, ou à un artiste, je lui demande «est-ce qu’il y a quelque chose dans votre vie qui a déclenché votre intérêt?» Et presque toujours la réponse est «Oui! J’ai lu un livre, écouté une chanson», etc. Et dans mon cas, c’est une visite faite en compagnie de mon oncle, à l’âge de 18 ans, à la National Gallery de Londres. J’étais là comme touriste parce que je suis canadien. Mais ma famille est anglaise, et mon oncle habite Londres. C’est à cette occasion que j’ai découvert la richesse de la photographie européenne. Et je me souviens très bien, près de 60 ans plus tard, l’effet qu’avaient eu sur moi les Canaletto. Ses œuvres sont quasi photographiques à distance. Mais une fois que l’on est tout près on se rend compte que c’est assez abstrait. Et certainement cela a eu une influence sur mon développement.

C’est donc comme cela que j’approche chaque nouvelle exposition. Il y a des gens qui vont la voir et dire ok, bon, je passe à autre chose. Et d’autres qui vont être vraiment passionnés par ce qu’ils découvrent!

Autoportrait © William A. Ewing

*William A. Ewing

Né en 1944 à Montréal, au Canada, William Ewing, conservateur et auteur indépendant, a été directeur du Musée de l’Elysée à Lausanne pendant quinze ans (1996-2010). Depuis sa sortie du musée, il a été engagé en tant que conservateur par la Foundation for the Exhibition of Photography (la FEP, Minneapolis / Lausanne) et la Fondation suisse Carène, et a été directeur de projets curatoriaux pour l’éditeur Thames & Hudson. Il a enseigné à l’Université de Genève pendant dix ans et a reçu le statut d’Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres de France et le Prix du service exceptionnel à la photographie de la Royal Photographic Society. Ses expositions ont été vues dans des musées tels que le Museum of Modern Art, International center of Photography à New York, les Centre Pompidou, Musée Carnavalet, Maison de la Photographie, Jeu de Paume à Paris, le Kunsthaus à Zurich, le MASI à Lugano, le Junstmuseum Den à La Haye, le CO à Berlin, le Museo Nacional Reine Sofia à Madrid, le Setagaya Museum à Tokyo, le Musée national d’art moderne à Séoul, le Ullens Center of Contemporary Art à Pékin, etc. Il est l’auteur de nombreux livres, le plus récent étant «The Polaroid Project: At the Intersection of Art and Technology»; «Civilization: The Way We live no»; «William Wegman: Être Humain»; et «Edward Burtynsky, éléments essentiels». Sa plus grande exposition «Civilization», a été présentée en Corée, Chine, Australie, Nouvelle-Zélande et ouvrira en 2021 au Musée des civilisations de Marseille.