L’Appel

De Yann Laubscher

Initiée en 2010, la série intitulée L’Appel s’est construite autour de plusieurs séjours effectués par le photographe suisse dans les territoires sauvages de la Russie, tels que la Sibérie, le Kamtchatka et l’Oural. Associant portraits, paysages, et objets, sans que les repères chronologiques et géographiques soient signifiés distinctement, L’Appel constitue moins un travail sur la Russie qu’une plongée sur les traces d’une vie rude et précaire, «mais pleine d’une libre dignité».

Rivières, taïgas, toundras ou péninsules volcaniques: les photographies visent à créer le récit du cheminement d’un groupe de personnages à travers un milieu hostile, avec une rivière pour fil conducteur. Adoptant la place de l’observateur impliqué, tout à la fois situé à l’intérieur et à l’extérieur de son sujet, Laubscher rend-t-il compte d’une forme de liberté ou d’enfermement? Quelle part de résistance implique ce mode de vie en rupture? Cet isolement est-il souhaité ou subi? Les individus saisis par Laubscher semblent suspendus dans cette ambiguïté. Ils apparaissent dans un même mouvement présent et absent au monde, physiquement tendus par la beauté résistante, presque animale, de leur mode de vie, mais intérieurement travaillés par une forme de renoncement, d’abandon. Sans rechercher la simplification ni obéir à une quelconque logique, Laubscher structure un langage plutôt qu’un style. Noir et blanc ou couleur, plan large ou vision rapprochée… : chacune de ses images est avant tout régie par son propre point d’équilibre.

CEUX DU MONDE

De Yann Laubscher

En 2010, lors de son premier périple en Russie, Yann Laubscher découvre une vallée isolée traversée par une rivière, le Ka-Khem (Petit Ienisseï), où vivent environ 1000 personnes recluses du monde. Huit mois par an, la vallée est coupée du monde par la neige, le fleuve étant gelé. Six ans après cette première expédition, le photographe décide d’y retourner au cœur de l’hiver et de remonter 100km à pied le fleuve gelé jusqu’à la dernière famille installée le plus en amont, et donc la plus isolée.

C’est après plusieurs interminables jours de marche, à lutter contre les morsures du froid et les pièges du Ka-Khem, que le photographe et son interprète découvrent, nichés au cœur de la vallée, des anachorètes vivants en ermitage dans de simples masures. Dans leur quotidien, où se mêlent prières, lectures, jardinage, soin du bétail, culture, chasse et pêche, une sorte d’ascétisme exclusif s’est instauré. Vivre en ermitage, c’est le salut.

Le passé de ces familles orthodoxes vieux-croyants, installées dans cette vallée depuis plus de 100 ans, s’inscrit dans une fuite liée à un schisme de l’Eglise en 1653. La contestation du Tsar, le rejet de tous les pouvoirs, la négation des lois gouvernementales, des papiers officiels, de la nourriture et des coutumes du «siècle» les ont menés à se cacher dans les recoins les plus inaccessibles de la taïga et vivre en totale rupture avec le monde. En se mettant à l’abri de celui-ci, plein de tentations, de péchés et d’outrages à Dieu, ils sauvent leurs corps et leurs âmes. Leurs pratiques quotidiennes, leur habillement, leur nourriture, leurs habitudes, leur langage, leurs icônes, leurs rites, leurs vieux livres manuscrits et leurs légendes : tout ceci est préservé dans cette vallée des temps passés grâce à une certaine distance et une inaccessibilité, malgré les échanges avec les voyageurs de sel et de fer contre du poisson et de la fourrure.

Ce face à face avec une nature – riche, mais impitoyable – est soutenu par la force de leur foi, quasi frénétique, les aidant à survivre, à tenir bon et endurer tout ce que le sort leur réserve. De plus, les événements violents du XXème siècle confortent ces anachorètes dans leur vision du monde pécheur.

Yann Laubscher adopte la place de l’observateur impliqué: tout à la fois situé à l’intérieur et à l’extérieur de son sujet. Pour lui, braquer son objectif sur eux reviendrait à trahir leur confiance. Et il n’a pas cédé à la tentation, la photographie étant fondamentalement contraire à l’esprit de confidentialité de la clandestinité forestière. Ka-Khem, taïga, neige, glace et isbas forestières composent donc ses photographies. Elles créent le récit du cheminement du photographe et de son interprète dans un milieu hostile, avec la rivière gelée pour fil conducteur. 

Traduction de la lettre:
Bonjour chers touristes ! Respectueusement s’adressent à vous les habitants de Touva du petit Ienisseï. S’il vous plait demandez la permission et l’accord pour faire des clichés avec vos caméras démoniaques, pas tous sont autorisés par la religion à le faire. Si par la suite vous ignorez et publiez sur Internet, les gens se plaindront de vous aux autorités pour les avoir dérangés. Pardonnez-nous s’il vous plait ! Nous, nous vous pardonnons ! Respectueusement, les habitants de Touva, tout de bon et bonne route. Au revoir !!!

Yann Laubscher
Yann Laubscher (1986, CH) vit et travaille à Lausanne en Suisse. Après un Master en sciences naturelles, il a étudié la photographie à l’École supérieure d’arts appliqués de Vevey (CEPV). Il a rédigé son mémoire sur les liens entre exploration et photographie. Son approche documentaire traite principalement des relations complexes qu’entretiennent les humains avec la nature. Son travail principal, L’Appel, est lié à l’exploration depuis 2010 de territoires sauvages de la Russie, comme la Sibérie, le Kamtchatka et l’Oural. Son travail a fait l’objet d’expositions en Suisse, en France, en Serbie et en Russie. Sa série M38 aborde les préoccupations liées au monde sauvage en Suisse et la notion de parcours, en abordant la figure du loup comme symbole de créature fugitive et insaisissable. Ce travail a fait l’objet d’une exposition personnelle au PhotoforumPasquArt en 2015. Yann Laubscher a reçu le prix Camera Clara pour ses photographies réalisées à la chambre tirées de la série L’Appel. En 2016, il est le lauréat du Globetrotter World Photo, bourse lui permettant de débuter un projet sur une communauté d’orthodoxes vieux-croyants en Sibérie, Ceux du Monde. Il est également responsable de l’éducation à l’environnement à La Maison de la Rivière, éducateur nature et membre de Strates et de NEAR, associations réunissant de nombreux photographes.

Yann Laubscher (1986, CH) lives and works in Lausanne, Switzerland. After university education (master’s degree in natural sciences), he studied advanced training in photography at the School of Applied Arts in Vevey. He wrote his thesis on the links between exploration and photography. His documentary approach deals primarily with the complex relationships between humans and nature. His main work, The Call, is related to exploration since 2010 the wilderness of Russia, such as Siberia, Kamchatka and the Urals. His work has been exhibited in Switzerland, in France, in Serbia and in Russia. His series M38 addresses concerns related to wilderness in Switzerland and the notion of journey, addressing the wolf’s figure as a symbol of fleeting and elusive creature. This work has been the subject of a solo exhibition at PhotoforumPasquArt in 2015. Yann Laubscher received the Prix Clara Camera for his photographs taken with a large format camera from his work The Call. In 2016, he’s the laureate of the Globetrotter World Photo, grant that willl allow him to start a project about Old Believers in Siberia, The Visit. He is also responsible for environmental education at La Maison de la Rivière, nature educator and member of NEAR and Strates, associations involving several photographers.