«Dans un livre tendu entre passé révolu et avenir incertain, Tomas Wüthrich témoigne de la disparition de la ferme de ses parents»

Entre 1999 et 2000, le photographe fribourgeois Tomas Wüthrich utilise 372 bobines de pellicule noir et blanc pour immortaliser un moment dramatique: la disparition de la ferme de ses parents, victime de la nouvelle politique agricole imposée en Suisse. Dans un livre intitulé «Ferme no 4233», il nous fait découvrir ce travail qui n’avait été publié que partiellement, il y a 20 ans, dans Das Magazin. Un très bel ouvrage, dense, sensible et plein d’émotions fortes.

Les travaux photographiques incorporant des pièces d’archives, que celles-ci soient personnelles ou pas, scientifiquement recherchées ou découvertes par hasard, sont de plus en plus nombreux aujourd’hui. Mais qu’est-ce qui pousse les artistes qui utilisent ce matériau − parfois même pas photographique − à rouvrir les vieux tiroirs, les boîtes cachées depuis des décennies dans les placards, ou les malles couvertes de poussière dans un coin de grenier, pour nourrir leurs travaux? Il n’y a probablement pas de réponse uniforme à cette question. Tout au plus peut-on relever qu’Internet permet désormais d’avoir accès, en quelques clics, à une infinité de documents qui, autrefois, demandaient de fastidieuses recherches dans des bibliothèques ou des archives institutionnelles.

Dans cette époque, la nôtre, qui a perdu tant de ses repères – sociaux, philosophiques, politiques, religieux, etc. − cet accès simplifié désormais à des informations anciennes permet, peut-être, de se mettre en quête d’un port d’attache, éventuellement d’en retrouver un. C’est par ailleurs un moyen d’aller chercher soi-même du sens, dans un monde qui en a perdu beaucoup, et des vérités par des temps qui cultivent le mensonge.

Et puis il y a encore une autre expression de cette exploration des archives: celle des photographes qui retournent à leurs cartons, ou à leurs disques durs, pour y exhumer du matériel peu ou pas encore mis en valeur. C’est exactement ce qu’a fait Tomas Wüthrich, en revenant à un travail réalisé entre 1999 et 2000, documentant la fin de l’exploitation de la ferme de ses parents. Une partie des images réalisées alors avait été publiée dans Das Magazin. Elles font désormais l’objet d’un livre qui vient de sortir aux éditions Scheidegger & Spiess, et dans lequel on retrouve l’article qui accompagnait la publication de Das Magazin, ainsi qu’une étude de Peter Pfrunder, actuel directeur de la Fotostiftung à Winterthur.

Ces deux textes encadrent les images et mettent en perspective la situation d’il y a vingt ans – l’augmentation dramatique du nombre d’exploitations agricoles disparaissant à cause de la réforme agraire qui en a fait des entreprises comme les autres, donc soumises à une pression financière particulièrement ingérable pour les plus petites d’entre elles− et celle d’aujourd’hui, où les questions écologiques sont sans nul doute plus présentes, sans empêcher les disparitions de continuer. Et puis, comme nous le montre Peter Pfrunder, ce travail de Tomas Wüthrich s’inscrit désormais dans une histoire de la photographie du monde agricole helvétique. Laquelle commence par la vision idyllique, au 19e siècle, d’Hermann Stauder, se poursuit par les regards plus sociologiques, au tournant du 20e siècle, d’un Paul Senn ou d’un Hans Staub, passe par le patriotisme de Jakob Tuggener au cours de la seconde guerre mondiale, trouve une expression féministe avec Monique Jacot dans les années 1980, ou prend, au milieu des années 1990, un envol poétique dans l’œil d’Hugues de Wurstemberger.

«Ferme no 4233», puisque tel est le titre du livre de Tomas Wüthrich, nous donne donc à voir un travail daté de la toute fin du 20e siècle. Siècle auquel il est ancré formellement par ses qualités de reportage classique, qui plus est en noir et blanc, de surcroit réalisé avec du matériel analogique (Leica M6, Nikon F100, pellicule Tri-X de Kodak). Mais travail aussi bien du 21e siècle, auquel le rattache, outre sa thématique, une manière d’approcher son sujet qui n’hésite pas à faire des détours poétiques, des gros plans, des natures mortes ou des photographies de nuit avec utilisation du flash proches du documentaire contemporain.

Si on ajoute à cela le fait que la ferme no 4233 est celle des parents de Tomas Wüthrich – ce qui confère à toutes les photographies un caractère très intime et émotionnel − on obtient un ensemble à la fois très compact autour de son objet, et très épars dans ses approches et ses messages visuels. On a vraiment la sensation, en parcourant le livre, d’être dans un entre-deux, dans un de ces moments suspendus, de plus en plus éclaté, entre un début et une fin qu’on sait inéluctable… Il y a donc harmonie, pourrait-on dire, adéquation en tous les cas, entre ce que la famille Wüthrich est en train de vivre, et la manière dont ce moment est traduit esthétiquement par le photographe. Cela confère au «récit» de Tomas Wüthrich beaucoup de force et d’épaisseur sensible.

Et si est ici utilisée la notion de récit, c’est que «Ferme no 4233» est un livre à deux niveaux de lecture. Le premier serait celui du reportage photographique pur dans lequel on peut décoder chaque image à l’aune de la légende qui l’accompagne. Légende qu’on trouve en fin d’ouvrage, et qui explique et décrit précisément le moment immortalisé. Le second permet à l’imagination du regardeur de s’exprimer et de construire une histoire plus subjective, comme un conte.

Le six première photographie du livre, par exemple, forment un ensemble clos dans lequel on peut voir la mère de Tomas, Ruth, une fourche à la main, cherchant une borne dans un champ, puis un portrait de la même Ruth pris sur un tracteur. Puis c’est son père, Hans que l’on découvre, à l’intérieur d’un silo qu’il vide. On le voit ensuite fertiliser à la main des plans de maïs. Les deux images suivantes montrent d’abord Hans et Ruth balayant ensemble une aire de battage, puis le village de Chiètres, où se trouve la ferme, photographié de nuit. Voilà pour la lecture au premier degré.

Au second degré, voici l’histoire qu’on pourrait imaginer : la première photo montre Ruth marchant vers un horizon qu’on ne peut pas voir. Le champ dans lequel elle se trouve est balayé par le vent. Une tempête s’annoncerait-elle? On se le demande vraiment en voyant le portrait de Ruth sur le tracteur. Elle tient des fleurs dans la main gauche et une faux (la mort?) dans la droite. Son visage est bord cadre et son regard, qui semble inquiet, observe quelque chose (de menaçant?) qui se trouve hors-cadre. Hans dans le silo affiche un léger sourire, mais son regard est triste et lui aussi regarde quelque chose qui ne se trouve pas dans l ‘image… Un balai trône au centre de l’image, tandis qu’à droite deux enfants debout n’affichent guère la joie insouciante qui devrait être la leur. Hans a beau mettre de l’engrais sur ses plans de maïs, il n’est vraiment pas certain que quelque chose puisse croître à l’avenir. Il va sans doute falloir faire table rase du passé, balayer, à l’image de Ruth et Hans dans la photographie suivante, le fruit de son travail. La nuit est maintenant tombée su Chiètres, mais dans ce paysage, tout est trop calme pour ne pas suggérer un péril à venir.

Comme dans une pièce de théâtre tragique, l’issue fatale pour la ferme no 4233 est donc déjà scellée dans ces quelques photographies inaugurales. Ne reste plus qu’à dérouler le fil des actes qui constituent ce magnifique livre de Tomas Wüthrich, d’en feuilleter les pages pour répondre à l’invitation du photographe de partager ces moments intimes, empreints désormais d’une grande nostalgie.

Photo 1 – Lors du fauchage du foin bio, Ruth Wüthrich cherche la borne séparant deux champs © Tomas Wüthrich

Photo 2 – Hans Wüthrich vient chercher les restes d’ensilage d’herbe chez un voisin qui a des excédents © Tomas Wüthrich

Photo 3 – Hans et Ruth balaient ensemble l’aire de battage © Tomas Wüthrich

Photo 4 – La traite des vaches a lieu le matin et le soir © Tomas Wüthrich

Photo 5 – Ruth et sa petite-fille apportent le lait du soir à la fromagerie © Tomas Wüthrich

Photo 6 – Depuis 1996, les Wüthrich confient à un autre agriculteur le soin de récolter leurs betteraves à sucre avec une arracheuse, car la méthode traditionnelle – qui demande un important travail manuel – est devenue trop exigeante pour eux. © Tomas Wüthrich

Photo 7 – Hans aide au chargement de ses animaux. Tout se passe très vite, l’étable est vidée en quelques minutes © Tomas Wüthrich

Photo 8 – L’étable est fraîchement blanchie. Elle n’accueillera plus aucune vache et servira au stockage du bois de chauffage © Tomas Wüthrich


Livre
Tomas Wüthrich, «Ferme no 4233»
Editions Scheidegger & Spiess
Prix : 49 CHF
Commande du livre en allemand ou en français

Exposition
Mur blanc #04 / Tomas Wüthrich, «Ferme no 4233»
Musée Gruérien à Bulle (FR)

Du 4 mars au 6 juin 2021

Heures d’ouverture :
Du ma au ve 10h − 12h et 13h30 − 18h
Mercredi jusqu’à 20h
Sa 10h – 17h

Tomas Wüthrich


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