«Des photographies et des sapins»

Sur l’un des points culminants du Jura bernois, à Mont-Soleil, l’exposition «Format», deuxième du nom, permet à onze photographes, nés ou vivant en Suisse, de livrer leurs visions et réflexions, élaborées ou naïves, sur le monde.

Tout là-haut, à 1300 mètres, dominant Saint-Imier au sud, s’étend au nord un beau plateau calcaire où pas grand-chose ne pousse à part de l’herbe et des sapins. Ce domaine, vaste comme la mer vue de la plage, est celui des chevaux et des sectes, mot familier dans ce Jura qui fut tout à la fois hippie et puritain dans sa partie méridionale. Il y a là un centre de méditation bouddhiste, ainsi qu’un home pour personnes âgées fondé par des diaconesses évangéliques venues de Palestine hébraïque. D’autres croyances ont ici trouvé matière à expériences, sous le soleil et en plein vent : un parc éolien, une centrale solaire, datant déjà des années 90, disent la foi en un meilleur avenir, du moins plus propre. Après une ascension en funiculaire, nous nous trouvons à Mont-Soleil le bien-nommé, sur le parcours, en plein air et sans gêne «covidienne», d’une exposition photographique jouant de la transparence, pour mieux attirer l’œil et se fondre, jusqu’à une certaine limite, dans le paysage. Une fois de plus, l’art, en suscitant des rapprochements, à l’inverse en créant de la distance, s’affirme politique. Et bien sûr touristique dans cet environnement dédié à la randonnée à pied et à vélo.

«Format», deuxième du nom. La première édition de cette jeune biennale date de 2018. Originaire de Courtelary, préfecture du Jura bernois au cœur du Vallon de Saint-Imier, Swann Thommen, artiste et musicien, diplômé de la HEAD, la Haute Ecole d’art et de design de Genève où il enseigne, en est le concepteur avec le concours de la société du funiculaire. Onze photographes, six femmes et quatre hommes nés ou vivant en Suisse, exposent leur travail, imprimé sur de grandes bâches en PVC microperforées, soutenues par des structures métalliques. «Je me suis inspiré de ces panneaux publicitaires gigantesques qu’on trouve en Asie et souvent placés de façon anarchique», explique-t-il.

Sur place, la déambulation n’est pas aléatoire. Mais face aux panneaux empreints d’une pâleur diaphane, le regard, lui, choisit le meilleur angle de vue, un peu comme en art contemporain face à des suspensions offrant des visions variées.

Virginie Rebetez
La première des douze stations —deux de moins qu’un chemin de croix— est une évocation féministe, mais pas que, proposée par la Lausannoise Virginie Rebetez. Elle a photographié trois pages d’archives locales relatant des procès en sorcellerie intentés au XVIIe siècle contre des hommes et des femmes, envoyés au bûcher. L’un de ces suppliciés est une sage-femme qui fit avorter la fille de sa sœur, enceinte des œuvres de son oncle, et qui tenta de faire disparaître le corps du nouveau-né, détaille la plaquette de l’exposition. Le nom de la condamnée n’apparaît pas, le bas de page où il figurait ayant été arraché. Chacun comprendra que le mot même de sorcellerie appelle le bûcher. Et réalisera l’importance des archives. Elles préservent la mémoire non seulement des victimes mais aussi des bourreaux, au point, parfois, de former des enjeux de paix civile pour le temps présent.

Prune Simon-Vermot
La deuxième station, conçue par la Chaux-de-fonnière Prune Simon-Vermot, est un diptyque sur un thème sociétal souvent traité: l’autisme, plus précisément le syndrome d’Asperger, dont la presse et les réseaux sociaux ont fait grand cas en évoquant, parfois de manière moqueuse sur ces derniers, la personnalité de la militante du climat Greta Thunberg. Rien de patent ne renseigne sur le trouble autistique de beau jeune homme saisi de presque trois-quarts en noir et blanc. Justement, avec ce syndrome-là, nous préjugeons trop, semble vouloir dire la photographe. Mais une seconde image, telle une représentation de l’enfer, à angle droit du sujet principal et dans la continuité de son regard vers l’arrière, traduit, autant que faire se peut, d’indicibles tourments intérieurs.

Beat Schweizer
Prochain arrêt: la Russie. On est sûr de faire toujours recette avec la Russie, ou plutôt les Russes. Romantiques, exubérants, kitsch, attachants. La série de quatre photos proposée est ramenée de Yakoutie, en Sibérie extrême-orientale, par le Bernois Beat Schweizer, «actuellement en résidence à New York», précise Svann Thommen. Des jeunes filles endimanchées au bord d’un cours d’eau, une mine à ciel ouvert, un travailleur en extase dans un bassin d’eau à l’orée d’une forêt, une sorte de nature-morte rassemblant un iPhone et des outils: le visiteur voit sans voir, comprend sans comprendre, tant sont nombreux les non-dits qui font le sel de cette folie soviétique entrecoupée d’âme russe. Désolé pour les clichés, mais on ne voit qu’eux et c’est savoureux.

Christian Lutz
Au stade 4 de l’exposition, le Genevois Christian Lutz plaque une nature familière sur le décor ambiant. Sauf que nous sommes au Col de Lukmanier, reliant les Grisons au Tessin, et qu’on y voit deux réfugiés, de dos, un Noir et peut-être un Afghan, courant sur une pente ascendante, comme pris en chasse par un hélicoptère s’apprêtant à jeter son filet. La photo, en contreplongée, au plus près des deux hommes, accentue l’effet «tenaille». L’image date de 2015, en pleine crise migratoire. Elle est malaisante, nous privant jusqu’aux visages de ces individus. Le trouble est complet, la photo, réussie.

Cyril Porchet
Cinquième station: une travail expressément politique du Lausannois Cyril Porchet. Intention critique, elle représente une salle immense, remplie de milliers de chaises vides disposées en rangs serrés et parfaitement alignées, destinée à accueillir les assemblées générales d’actionnaires des plus grands groupes suisses. Un écran géant, où les visages des patrons parlant à la tribune sont projetés lors de ces grand-messes, éclate d’une blancheur pornographique. L’auteur dit avoir voulu «montrer une connexion entre les formes des dispositifs de contrôle idéologique produit par le pouvoir économique corporatif dans la société contemporaine, et les formes des dispositifs de contrôle des corps dans les pouvoirs spectaculaires historiques.» Il n’emploie pas le mot de fascisme, mais il parcourt ce descriptif.

Graziella Antonini
Situées à des emplacements différents mais répondant l’une à l’autre, les stations 6 et 9 montrent le travail de l’Italo-Suisse Graziella Antonini. Les deux photos, dans des tons très doux, affichent un contraste entre la délicatesse de la peau de la main et le piquant d’un objet: un rachis de cône de sapin blanc dans un cas, la pointe d’une fleur de tulipier, dans l’autre. L’individu semble s’amuser de ce petit théâtre sado-maso parodiant l’estampe japonaise. Cela renvoie à l’idée de possession et de destruction, de manufacture (le clou) et de nature (la fleur), éléments ni vraiment amis, ni vraiment ennemis.

Sophie Brasey
La station la plus en phase avec notre actualité porte le numéro 7. Les cinq panneaux «Social Distancing» de la Veveysanne Sophie Brasey commémorent si l’on peut dire la période de semi-confinement vécue en Suisse à la sortie de l’hiver. Les platanes sont nus, les jeux d’enfants dans les parcs sont interdits d’accès, de jeunes individus assis par terre font face au lac Léman, un homme, également en position assise, accompagné de son chien, protégé d’un parapluie, téléphone à l’oreille, tourne le dos à l’immensité d’eau, ainsi qu’aux Alpes, qui ferment l’horizon. Seuls au monde, ils sont. Dans l’angoisse d’un printemps florescent qui ne reviendra peut-être pas. Se redresseront-ils?

Yann Laubscher
Retour en Russie avec Yann Laubscher, au stade 8 de l’exposition. Deux portraits de jeunes hommes, disposés de part et d’autre du chemin de visite. L’un en noir blanc, d’une tristesse sans nom, l’autre en couleur, à peine plus gaillard. Bienvenue dans leur monde pénible. Ces photos, qui tranchent avec le lyrisme de Beat Schweizer, sont issues d’un travail nommé «L’Appel», entamé en 2010 par le photographe vaudois. Elles sont belles d’une humanité indéfinie. Au spectateur de leur trouver un récit, un passé, une activité présente derrière le morne des regards. Ils nous fixent et ne nous disent rien. Cette platitude nous oblige. Il n’y a pas d’individu dont l’histoire ne vaut pas la peine d’être connue.

Guadalupe Ruiz
La Biennoise Guadalupe Ruiz est retournée cette année voir sa famille en Colombie. Elle y est partie au début du semi-confinement suisse, à un moment où son pays d’origine n’était pas encore atteint par la pandémie, nous explique-t-elle. Elle en est revenue quelques semaines plus tard, avec, dans son smartphone, les deux photos visibles à la station 10. Prises à Bogota, elles sont sans rapport l’une avec l’autre. L’une, capturée d’un «cinquième étage», montre une femme aux cheveux longs attablée sous une véranda dans un logement abritant des étudiantes au rez-de-chaussée. Cet endroit clos évoquait à la photographe le confinement. La deuxième image représente un anthurium, une plante tropicale d’intérieur, qui, elle, se trouvait dans la Bibliothèque nationale de la capitale colombienne. «On dit toujours, en Colombie, qu’il faut faire attention à ne pas se faire voler son smartphone. Là, je l’ai dégainé vite fait», raconte-t-elle.

Catherine Leutenegger
Qu’est-ce? Les pages d’un livre? De fines lamelles d’épicéa dont on fait la table d’harmonie des violons? C’est une plume. Un fragment de plume d’oiseau. Sur fond grenat, apparaissant comme en trois dimensions, ce rendu de microscope, de couleur jaune pâle, orne le 11e et avant-dernier poste de l’exposition. C’est en quelque sorte une photo «électro», «électro» comme la musique, intitulée «Feather», «plume» en français, réalisée par la photographe lausannoise Catherine Leutenegger. Sa démarche avant-gardiste l’a conduite à travailler avec l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. L’«affaire» est obtenue grâce à un appareil dont le nom rappelle l’univers du professeur Tournesol, le tomographe.

Aladin Borioli
C’est une photo qui fait penser à un collage. Le Chaux-de-Fonnier Aladin Borioli varie natures et degrés d’expression dans une proposition à l’esthétique bien pleine. Du texte en petits caractères, des signes cabalistiques comme tirés de la langue tamazight, des images d’abeilles en très gros plans. Le photographe de la 12e et dernière station, a des choses à dire. Il les dit d’une déclaration en forme de slogan convoquant les penseurs de la French Theory: «Things don’t happen in human vision», qu’on pourrait traduire par «des choses échappent à l’intellect». Il y a là, dans ce propos sérieux sur l’avenir du monde, où sa fin n’est pas bien loin, comme une jouissance de roman de science-fiction, un genre revendiqué par l’auteur. Animal biblique des écologistes, l’amie des enfants, l’abeille est la créature témoin de l’évolution du monde, l’insecte le plus sympa qui soit.

Côté sud, dans le lointain, le Mont-Blanc a de beaux restes.

Exposition «Format»

Mont-Soleil (JU)
Jusqu’au 16 août 2020
24h sur 24h tous les jours
Exposition gratuite


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