«La mélancolie heureuse des transferts de Sylvie Margot»

La photographe expose au CIMA à Sainte-Croix (VD), la commune — haut-lieu de la mécanique de précision — dont elle est native, des photographies prises dans l’usine de décolletage fondée par son arrière grand-père, et vendue par son père à l’orée des années 2000.

La photographie a, dès son invention, entretenu un rapport étroit avec ce qu’on appelle, faute de mieux, «le réel». A savoir quelque chose qui ressemble à l’espace-temps dans lequel nous vivons et dont au moins une part vient s’inscrire sur la pellicule sensible. Et nous voyons bien que grâce à cette alchimie particulière, dans le même temps que la photographie «conserve» l’instant que la caméra a capté, elle nous «sépare» de lui par la distance que creuse inexorablement le temps qui passe.

Regarder une photographie c’est donc généralement avoir le sentiment d’une perte. Ce que Roland Barthes résume, dans son livre «La chambre claire», par l’expression «Ça-a-été», qui exprime à ses yeux l’essence même du medium photographique. C’est exactement cela aussi qu’évoque Gustave Roud, moins intellectuellement et avec une merveilleuse poésie, quand il note dans son «Journal», en date du 3 octobre 1949: «Cinq heures viennent de sonner dans mon dos à Promasens, tandis que je m’assieds à la lisière du bois en pente, face au soleil bas et chaud — entre mon appareil et mon trépied, tous deux inutiles, puisque René est déjà reparti, puis tous les autres à l’instant sur le char chargé de sacs.»

Il y a ainsi une certaine forme de la photographie qui fait corps avec la mélancolie. Les œuvres que présente actuellement Sylvie Margot sur les murs du CIMA (Centre International de la Mécanique d’Art) à Sainte-Croix (VD), sont de cette veine. En effet, ce sont des images prises dans les ateliers de l’usine familiale de décolletage, fondée par son arrière grand-père, et que dirigeait alors son père. Or au milieu des années 1990, au moment où ce dernier voit sa retraite s’approcher, il n’y a personne dans la famille pour lui succéder. On est encore dans ces années plombées par la crise horlogère, et la seule perspective est celle de vendre l’entreprise…

Quelque chose menace donc de disparaître à tout jamais, ce qui alerte la photographe sainte-crix qui se rend à l’usine munie de son matériel photographique. Elle réalise alors une série d’images en noir et blanc, dont des diapositives qu’elle transfert sur des polaroids. Et puis cela s’arrête là, dans un tiroir ou un classeur d’archive. Le temps lui, continue de faire son ouvrage, rendant chaque jour plus lointains les souvenirs des visions, des odeurs et des bruits caractéristiques des ateliers de l’usine dans lesquels elle avait si souvent traîné ses pas.

Et puis récemment, le CIMA demande à Sylvie Margot si elle n’aurait pas un des ses travaux photographiques à proposer aux cimaises du musée. Or il s’avère que celui-ci possède et expose quelques unes des anciennes machines de l’usine de décolletage… C’est le déclic nécessaire pour aller ressortir les polaroids, et faire revenir à la surface du temps les outils, les cames, les vis, les boîtes, les croquis techniques et tous ces objets que sa caméra avaient capturés il y a plus de 20 ans. Et pour leur redonner une liberté d’objets vivants, la photographe opte pour un nouveau transfert : les gélatines des polaroids sont décollées puis redéposées sur du papier aquarelle.

Cette «redéposition» a son importance. Car les œuvres par cette procédure obtenues s’enrichissent d’un geste technique et d’une forme de travail de précision qui font écho au savoir-faire dont autrefois les ateliers de l’usine étaient l’écrin… L’utilisation du transfert devient ainsi la métaphore d’une transmission générationnelle qui s’affirme vive dans chaque image. Si donc la mélancolie n’est pas absente de l’exposition de Sylvie Margot, elle est une mélancolie heureuse, forte de la certitude qu’un courant continue de passer à travers ces photographies d’un passé pourtant révolu.

«Atelier de décolletage» de Sylvie Margot

CIMA (Centre International de la Mécanique d’Art), Sainte-Croix (VD)

www.musees.ch

Du 14 juin au 31 octobre 2019

Visites libres du mardi au dimanche de 13h30 à 17h

Parmi les objets photographiés par Sylvie Margot, de telles boîtes contenant les pièces usinées. © Christophe Fovanna
Sylvie Margot auprès d’une machine outil ayant appartenu à l’usine fondée par son arrière-grand-père. © Christophe Fovanna

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