«Rudolf Steiner met du hasard objectif dans ses paysages»

Le photographe biennois Rudolf Steiner vient de publier «Ricochet» aux éditions Vexer. Un ouvrage remarquable, composé de photographies de paysages troublés et troublants, qui cachent un secret technique. Le résultat prend la forme d’une interrogation sur la nature du regard et celle de l’objectivité. 

S’il n’était qu’une représentation «réaliste» et «objective», le paysage ne serait pas un genre en soi de la photographie. Il suffit de comparer un cliché du parc Yosemite d’Ansel Adams avec, par exemple, le fameux «Rhein II» d’Andreas Gurski, pour mesurer l’écart qui sépare ces deux regards posés sur la Nature. La recherche d’une pureté mettant en évidence le sublime du paysage, chez le premier, s’oppose à la froideur postmoderne mise en scène par le second. Entre ces visions si différentes, il y a place pour autant d’interprétations, et de «re-présentations» du paysage qu’il y a de photographes. En observant le monde dans lequel l’homme s’inscrit, qu’il soit ou non modelé par l’homme, le photographe ne fait donc que s’interroger sur la place qu’il y tient. Il y a par conséquent toujours une dimension intérieure − psychologique, métaphysique, philosophique, etc. − qui préside à la réalisation d’une photographie de paysage.

De cela on est immédiatement convaincus, lorsqu’on feuillette le livre «Ricochet», que vient de publier chez Vexer Verlag le photographe biennois Rudolf Steiner. Car dans l’exploration du paysage qui constitue l’ouvrage, on sent immédiatement que l’artiste convoque des forces puissantes qui orientent le regard ailleurs que vers la seule contemplation de l’espace tel qu’il est. On le sent très vite, mais il faut un moment, ou plutôt une plus grande concentration du regard du spectateur, pour l’observer et constater où et comment cela se joue.

Un des premiers constats que l’on peut faire, passant d’une page à l’autre, c’est que la distance au paysage photographié varie souvent. Du très loin jusqu’au très près, l’appareil photographique de Steiner nous ballotte dans un va-et-vient constant. Cela force à s’interroger sur ce qu’est, ou devrait être, la bonne distance à adopter face au paysage. Interrogation qui concerne aussi la profondeur de champ. Car dans le corpus de «Ricochet», il y a du net, du flou, du net et du flou, donc souvent plusieurs couches à lire dans la même image. Et plusieurs temps également, car si le flou est parfois dû à un choix de mise au point, il est parfois d’évidence dû à un bougé…

De subtiles distorsions…

En somme, rien dans les photographies qui se succèdent ici ne semble correspondre à une définition «classique» du paysage, qui aurait, pour le dire vite, tiré l’essentiel de ses codes à la peinture. Sentiment renforcé par la présence, dans beaucoup de photographies du livre, d’aberrations optiques qui se traduisent par des pixellisations, des fragmentations ou des sortes de découpages. Dans certains clichées cela saute aux yeux. Dans d’autres, la distorsion est très subtile, quasi invisible si on n’y porte pas une attention particulière. Un trouble alors s’installe : pourquoi Rudolf Steiner est-il intervenu ainsi sur ses paysages? Et quel message tente-t-il de faire passer en œuvrant ainsi? 

Il faut en passer par une précision technique pour répondre à ces questions. C’est qu’en réalité, Rudolf Steiner ne prend pas une seule image du paysage qu’il cadre, mais plusieurs centaines, et cela durant un temps de pause qui peut aller de 10 jusqu’à 30 minutes. C’est ensuite un programme informatique qui recompose, suivant un algorithme, l’ensemble de ces photographies en une seule. En fonction des accidents qui sont survenu durant la prise de vue (le vent fait bouger les feuilles des arbres, ou se déplacer les nuages, de la neige tombe, la lumière change, etc.), le programme ne parvient pas à assembler correctement tous les éléments captés par l’objectif. Ce qui crée des aberrations…

Une part de hasard vient donc dévier la ligne en principe droite du regard, la brise et la fait rebondir (d’où le titre du livre). Mais de «hasard objectif», comme l’auraient dit les Surréalistes, puisqu’en somme ce ne sont que des éléments du réel qui s’assemblent selon le nouvel ordre imposé par le traitement que leur fait subir l’informatique. 

Les photographies qui composent «Ricochet» ont toutes été réalisées dans les environs de l’atelier de Rudolf Steiner, situé à Rondchâtel, près de Bienne. C’est donc un paysage familier du photographe qui nous est donné à voir. Mais cette familiarité est dérangée par le processus opératoire de l’artiste, qui force notre regard à faire un pas de côté et à s’interroger : «qu’est-ce que je vois?», «comment je regarde?», «comment mon regard perçoit le réel?», «le réel est-il vraiment ce que je vois?», etc. C’est la vertu de la machine de parfois nous forcer à nous mettre face au miroir. Qui plus est, dans les photographies de Rudolf Steiner, il y a suffisamment de poésie pour que la réalité qu’elles nous présentent soit moins «augmentée», comme aime à le dire le langage contemporain, que «réenchantée». Il vaut donc mieux s’abreuver des photographies qui se succèdent dans « Ricochet » avec les yeux d’un enfant qui découvre le monde, que ceux, désillusionnés, d’un regardeur qui en a déjà beaucoup trop vu.

Livre

Rudolf Steiner «Ricochet»

Vexer Verlag
58.- CHF

Rudolf Steiner


Envie de nous laisser un commentaire ?

Téléchargez la version PDF de cet article

© Photoagora – Tous droits réservés. Les droits des photographies et des textes mis en ligne par photoagora.ch restent la propriété entière et inaliénable de leurs auteurs.