«Macao, perle de toc où l’Humanité se déshumanise et se perd»

Avec «The Pearl River», son dernier livre récemment publié chez l’éditeur Patrick Frey, le photographe genevois Christian Lutz explore ce théâtre des illusions qu’est Macao et ses casinos, en Chine. Un ouvrage très abouti ou la réalité et la fiction s’entremêlent et conduisent à une interrogation pessimiste sur le devenir de notre civilisation.

La photographie, prise de nuit, représente une rivière. Sur la rive gauche, on voit des bâtiments qui font croire qu’on se trouve à Venise, au bord du Grand Canal. Sur la rive droite, quelques grands immeubles modernes, comme on en trouve partout dans le monde… Telle est la première image à laquelle est confronté le lecteur de «The Pearl River», le livre que vient de publier le photographe genevois Christian Lutz aux éditions Patrick Frey. Par cette entrée en matière, l’enjeu de l’ouvrage est d’emblée posé: on entre ici dans un monde où la fiction et le factice (la rive gauche) et la réalité (la rive droite) se mêlent et jouent au chat et à la souris.

Le lieu où se déroule ce spectacle ambigu, c’est Macao, nouvelle capitale du jeu, située au sud de la Chine, dans le delta de la Rivière des perles (d’où le titre du livre). Elle a désormais détrôné Las Vegas, dont Lutz avait montré l’état d’une certaine déchéance dans «Insert Coins», son précédent livre aux Editions André Frère (2016). A Macao, les casinos pullulent et dégoulinent d’un luxe inouï. L’argent y est donc partout, même si on ne voit jamais le moindre billet de banque ni la moindre pièce de monnaie. Ce qui ne se voit pas non plus, c’est qu’on se trouve en Chine. Car dans l’espace circonscrit par le photographe, rien ne se particularise. Le monde qui s’offre à nos yeux, page après page, est un monde indifférencié, sans «esprit des lieux», globalisé, pareil à celui qu’on rencontrerait dans tous les hôtels cinq étoiles, les aéroports ou les «Champs-Elysées» du monde…

Pour nous faire sentir la déshumanisation qui transpire par tous les pores de ce nouveau «paradis artificiel», Christian Lutz joue sur plusieurs niveaux du discours. Le premier est celui de la démarche radicale qu’il impose à tous ses livres: pas un mot, pas un texte, pas une légende, même pas un numéro de page pour étayer son langage photographique. Pas non plus de mise en page sophistiquée, les images étant toutes présentées au format horizontal, sur la surface quasi entière d’une double page. Autrement dit, c’est aux seules photographies qu’est donné le pouvoir de raconter l’histoire. On ne peut donc pas se contenter de « regarder » les images constituant «The Pearl River», il faut les «lire»!

Plusieurs strates de compréhension des photographies

C’est dans cet acte de lecture que Christian Lutz introduit un second niveau de discours, qui est précisément un métadiscours. Dans ses photographies, il y a toujours plusieurs strates de compréhension qu’il met en place à la manière du Canadien Jeff Wall ou de l’Américain Philip-Lorca diCorcia. Ces deux artistes, dont Christian Lutz ne cache pas l’influence qu’ils ont sur son propre travail, sont tous deux tenants d’une photographie mêlant subtilement  les codes d’une transposition documentaire de la «réalité» à ceux de la création d’une «réalité fictionnelle» telle qu’en produit la peinture, la publicité ou le cinéma. Ainsi, quand on feuillette «The Pearl River», on se demande presque toujours si les photographies ont été mises en scène ou pas. Cela impose une sorte « d’ère du soupçon » qui conduit le regard à plonger plus loin dans les images, en quête d’un signe, ou d’une preuve de «réel sincère». Et c’est dans ce chemin en profondeur que les photographies deviennent vraiment «parlantes».

Un exemple frappant de ce phénomène est celui d’une photographie prise dans une boutique de chaussures et d’accessoires de mode. Il y a plusieurs clients qui sont là, mais qui font apparemment complètement autre chose que d’acheter une paire de chaussure ou un accessoire… Et puis, dans ce groupe, il y a un homme debout, qui se tient très doit. Trop droit en fait! Car si, au premier regard, ce corps paraît humain, quand on se concentre sur lui on constate que c’est un mannequin. Et un mannequin sans tête! Lequel, dirait-on, ne sait pas plus que son entourage ce qu’il fait ici. Du coup, par ce travail de composition très précis, Christian Lutz évoque la vacuité de cet espace et de ces âmes errantes.

Un autre registre dont use l’auteur pour varier son discours et lui donner de l’épaisseur consiste à introduire entre les images qui représentent le monde du luxe des casinos, des photographies «de contrepoint». Ces sont celles qui reviennent à cette rivière qui traverse Macao et qui sonnent comme un refrain dans le déroulé du livre. Et il y a celles qui montrent l’autre facette de Macao, celle des quartiers pauvres où «semble» subsister une vraie vie, avec de vrais gens. J’écris «semble», car ces photographies ont une dimension cinématographique qui jette un petit doute et nous fait craindre une « comédie humaine » généralisée.

Vers la revanche de la Nature?

Enfin, le discours du photographe s’enrichit constamment de références à des œuvres d’art qui appartiennent à sa propre culture (mais peut-être aussi à celle du lecteur), et qui nous permettent, quand on les repère, de donner une densité particulière aux photographies. J’en veux pour preuve cette image prise dans un café qui paraît assez clairement une allusion aux «Ménines» de Diego Velásquez. Parce que les tonalités de couleurs sont les mêmes, parce que le lustre suspendu au plafond du café a une forme qui fait penser à la robe de l’infante Marguerite-Thérèse, et enfin parce qu’au miroir dans lequel se reflète le couple royal dans «Les Ménines», répond un miroir dans lequel on voit Christian Lutz prendre la photographie que l’on est en train de voir… A l’égal du chef-d’œuvre du peintre espagnol, cette photographie nous invite à réfléchir au lien entre la réalité et l’illusion, au statut de celui qui est représenté comme de celui qui représente. Rien n’est simple, nous dit ainsi le photographe, et ne prenez pas pour vérité tout ce qui se présente à vos yeux.

Dans la même veine allusive, l’ultime photographie présentée dans «The Pearl River» apporte une conclusion plutôt pessimiste à cette traversée de l’univers des casinos de Macao. En écho à la photographie initiale du livre, celle-ci est également prise de nuit. C’est une dernière fois la rivière qui en est le sujet. Mais cette fois la rive droite occupe presque l’entier du cadre et présente un caractère de nature sauvage. Un arbre décharné, tout droit sorti d’une toile de Corot, y déploie ses branches nues vers la gauche du «tableau» où la perspective, au loin, laisse entrevoir les «lumières de la ville». On comprend que les bras de l’arbre se tendent en vain vers ce lieu de perdition qui n’entend pas son appel à la réconciliation. En y regardant bien, tout dans ce paysage a un aspect menaçant. La Nature s’apprêterait-elle à prendre d’assaut cette perle de toc et à la dévorer jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien? C’est sur cette question sans réponse qu’on referme le livre de Christian Lutz, sans nul doute le plus abouti de ceux qu’il a jusque-là réalisés.

Christian Lutz «The Pearl River»
Edition Patrick Frey
52.- CHF

Christian Lutz «Insert Coins»
Editions André Frère

Exposition «ELDORADO» aux Rencontres d’Arles (FR)
Maison des peintres
Du 1er juillet au 22 septembre 2019
Tous les jours de 10h à 19h30

Christian Lutz

Agence MAPS images


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